La vie sans étiquette de Juana Molina

Une fois encore, c’est dans une discrétion presque révoltante qu’est sorti le dernier album de Juana Molina. La chanteuse/compositrice/multi-instrumentiste en a d’ailleurs l’habitude : ni Segundo, ni Son, ni même sa plus grande réussite Un Dia n’auront en leur temps suscité l’enthousiasme des auditeurs, confirmant ainsi que l’argentine est, dans sa génération, l’une des plus sous-estimées. Une underdog que nous ne serions pourtant pas loin de porter au panthéon des artistes de ces dernières années. Il suffit d’écouter Wed21 pour comprendre les raisons de ce désamour. Il faut les chercher du côté des arrangements de cet album complexe, envoûtant, inventif, qui refuse de se conformer aux goûts de l’époque où structures étonnantes et transe n’ont plus vraiment leur place. Il faut les chercher dans la manière qu’a Molina d’intéragir avec le monde qui l’entoure : tout en humilité et en réserve, à contre-courant. Tout comme sa personnalité publique, ce dernier album n’est peut-être pas assez immédiatement séduisant. Une beauté enfouie, à la mélodie diffuse.

Tu as commencé en tant qu’humoriste. Comment gères-tu cela avec ton emploi du temps ?

En fait, j’ai commencé ma carrière en tant que musicienne, mais comme tout ce que tu peux faire à la télévision touche des millions de personnes, on m’a principalement connu pour ça. Mais je n’exerce plus du tout ce métier. Je joue seulement de la musique.

En Argentine, tu es plus connue pour l’humour ou pour la chanson ?

Pour les plus vieux, je suis et je demeure une actrice. Mais pour les plus jeunes, ceux qui ont moins de 30 ans, je suis surtout connue pour mes chansons. Il n’y a que peu de personnes qui me connaissent et m’aiment sur ces deux domaines. Reste que si ma carrière d’actrice était immense là-bas, je suis nettement plus heureuse en tant que chanteuse.

On ne t’imagine pas lire les articles à ton sujet.

On est toujours influencé d’une manière ou d’une autre par ce que les gens disent de nous. Tous ceux qui ont quelque chose de pertinent à dire peuvent t’influencer, et particulièrement si cette chose est négative. Mais bon, que ce soit en bien ou en mal, ça ne dure jamais.

Chanter en anglais pour toucher une audience plus large et différente, ça te dirait ?

L’anglais est une langue d’emprunt pour moi. C’est une langue que j’utilise uniquement pour communiquer avec les autres. L’utiliser pour le chant serait donc un peu forcé, pas naturel.

Et à Buenos Aires, la scène ressemble à quoi ?

Je crois que nous sommes très au courant de tout ce qui se passe dans le monde, et particulièrement au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Il y a doit bien avoir quelque chose qui nous est propre, mais je ne saurais pas dire ce que c’est. C’est simplement dans notre ADN. D’ailleurs, ce que l’on appelle musique électronique en Argentine correspond surtout à une musique jouée sur de très vieux claviers, apparus bien avant que la musique électronique comme on l’entend aujourd’hui ne fasse son apparition. J’adorerais jouer de la musique électronique et me produire dans des clubs où les gens dansent. Mais je ne sais pas le faire.

Et pourtant, avec tous ces arrangements, on ne peut pas vraiment dire que ce que tu écris est « léger ».

Pourtant, je trouve ma musique très légère, mais c’est peut-être dû au fait que je la connais dès sa conception et que je ne ressens pas le poids du travail. C’est vrai également que j’aime beaucoup le processus de l’enregistrement. Je sens même une petite douleur monter en moi quand je comprends qu’il faut s’arrêter, que le travail est fini.

Quand tu écris, tu ne t’es jamais doutée que le résultat de tes introspections pouvait avoir de la valeur pour quelqu’un ?

Ça m’étonne toujours quand les gens parlent de mes paroles. Je me demande ce que j’ai bien pu écrire pour les atteindre de cette façon. Et quand c’est lié à la mélodie, ça me touche encore plus. Mais je ne pense pas pour autant à tout ça lorsque j’écris, je ne pense pas du tout à l’effet que ça pourrait avoir sur les autres. Il faut d’abord que ça ait un effet sur moi.

Vois-tu dans le monde d’aujourd’hui de nouvelles manières d’écrire ou de penser la mélodie ?

Pour tout dire, je ne pense pas qu’il y ait quoique ce soit de nouveau dans le monde d’aujourd’hui. Les choses évoluent, tout simplement. Et puis je ne suis pas sûr que l’on « pense » une mélodie. La façon dont celle-ci apparaît est très bizarre : par exemple, si je chante une mélodie sans avoir une musique pour l’accompagner, mon chant va sonner très ancien, presque classique, comme s’il reprenait des formes qui ont déjà été créés par d’autres musiciens. Mais quand je chante sur une harmonie, une sorte d’inspiration, une muse me dicte quelque chose de complètement différent.

Tu as écris, composé et produit Wed 21 toute seule. Tu as besoin de tout contrôler ?

Je ne sais pas trop. Pour moi, enregistrer est comme peindre pour un peintre : il n’a pas besoin de quelqu’un d’autre pour lui dire quelle couleur il doit utiliser ou quel pinceau pourra l’aider à obtenir un meilleur trait. Je pense que tout le monde doit travailler à sa façon, ce sera toujours mieux pour ce qu’ils veulent faire ou réaliser. Dans mon cas, je préfère donc être seule. Ça me permet d’expérimenter des choses que je n’oserai pas essayer s’il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce. Il faudrait vraiment que je trouve un vrai partenaire pour travailler autrement.

Justement, tu te sens proche d’autres artistes ?

Je me demande si on est proche de ce qu’on aime ou si on aime ce qui est proche. Je crois que, parfois, on se sent proche des autres parce qu’on comprend ce qu’ils font ou parce qu’on voit des ressemblances là où personne ne les voit. Mais c’est vrai aussi que je m’occupe beaucoup plus de ma musique que de celle des autres.

Il y a souvent, dans ta musique, un mélange entre musique traditionnelle et expérimentations, comme sur « Bicho Auto ».

« Bicho Auto », je l’ai tout simplement écrite pendant les balances d’un concert, et j’ai décidé de garder la structure dans la mémoire de ma pédale. Cette première version ne me plaisait pas tellement parce que, justement, elle semblait un peu trop banale. Je la retravaillais de temps en temps, mais elle me plaisait de moins en moins. Jusqu’au jour où j’ai ajouté le synthé, et là, tout a changé. Ce simple synthé a donné au morceau ce qu’il lui manquait et, à partir de là, les harmonies, la structure et tout le reste sont venus tout seul.

Travailles-tu toujours tes morceaux de la même façon ?

Non, c’est différent pour toutes les chansons. Il y en a qui se développent très vite et d’autres sur lesquelles je reviens plusieurs fois. En général, c’est un son, une suite d’accords de guitare, une mélodie qui s’accroche et puis les autres arrangements qui me viennent petit à petit, comme les animaux dans Blanche Neige.

À l’époque de Myspace, tu décrivais ta musique comme du « zouk grindcore »…

(elle rit) Je ne suis les règles de personne et je ne fais que ce que je trouve bien, ce qui est en accord avec mes premières intentions. Je me laisse surtout porter par des images abstraites qui me guident plus ou moins et me disent vers où aller. Entre les sons et les images qui me proviennent, il n’y pas de réelles pensées en revanche. Je me promène, tout simplement.

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