La ruée vers l’art : Jay-Z vs Kanye West

À ma droite, Jay-Z. Avec son récent Magna Carta Holy Grail, le pape de New-York donne parfois l’impression de passer un entretien d’embauche à l’Académie des Arts et des Lettres en citant à tour de bras Picasso, Rothko, Bacon, Basquiat ou Leonard de Vinci. Quitte à faire du zèle, le rappeur en rajoute même avec une pochette de disque en forme de combo : une sculpture du XVIème siècle de l’italien Battista di Domenico Lorenzi, photographié par Ari Marcopoulos, ancien assistant d’Andy Warhol. Tout récemment, Jay-Z s’exposait même à la Pace Gallery de New York pour une performance de six heures pendant lesquelles il interprétait en continu son titre « Picasso Baby ». Ne manque plus qu’à Shawn Carter un sens de la retenue esthétique s’il ne veut pas être taxé de simple opportuniste claquant les références culturelles comme il claque les billets de 500.

À ma gauche Kanye West. En s’acoquinant avec la pop et en devenant chouchou du site Pitchfork, cela fait déjà longtemps que le rappeur/producteur s’est rapproché d’un public friand de postures arty. Inspirée par la démarche du designer industriel Dieter Rams, la cover de Yeezus a été signée par DONDA, l’agence graphique du rappeur, et s’ancre dans un minimalisme dont le message la destine davantage aux galeries d’art qu’aux pochettes de rap. Récemment, on pouvait aussi entendre Kanye dans la B.O rutilante de The Bling Ring, le dernier film de Sofia Coppola, ou le voir se pavaner dans toutes les fashion weeks pour présenter la ligne de vêtement qu’il a dessiné pour APC. Autant de signes qui témoignent de l’envie d’assurer une distinction culturelle et de faire rentrer le bon vieux peu-ra dans les grilles musicales des élites, quitte à faire grincer les réac.

Le rap est-il gagnant ? Difficile à dire. Plus personne n’oserait mettre en doute aujourd’hui son évidente compatibilité avec les galeries d’art et les traités d’analyses esthétiques. De plus, en entrant dans les musées, le rap s’offre un nouveau terrain de jeux inexploré dans lequel les possibilités sont pour l’instant nombreuses. Mais Jay-Z, Kanye et les autres ne doivent pas sous-estimer la réversibilité des élites. Car en coupant les liens avec le ghetto au profit des loft et des discussions mondaines, le rap risque de s’enfermer dans une simple combativité de façade tout en perdant paradoxalement la fascination de la culture légitime pour sa gouaille racailleuse. Car depuis toujours, la culture légitime cherche secrètement l’encanaillement et les canailles la légitimité. Dans ce curieux jeu d’attirance/répulsion, des genres musicaux y ont parfois perdu leur relief et leurs aspérités dérangeantes au profit d’une musique parfaitement exécutée mais tristement convenue. En tout cas la France n’a pour l’instant que peu de questions à se poser sur ce sujet. Chez nous, La Fouine est chez Popstar et Booba photographie sa bite.

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