Décimales, business et complotisme : contre-histoire de Pitchfork

2010, Las Vegas. La ville du vice et du jeu. Partout, les festivités autour du vingt-et-unième anniversaire du label indépendant Matador battent leur plein: concerts, conférences et ballet ininterrompu de rockers alternatifs, parmi lesquels Pavement, Liz Phair, Cat Power et Guided By Voices… Une autre affaire se joue dans l’un des hôtels-casino de la ville. Ira Kaplan de Yo La Tengo donne des interviews cet après-midi là. Une chambre a été réservée à cet effet. Quelques journalistes ont fait le déplacement. Parmi eux, un type, blouson en cuir et peau verdâtre reste assis dans un coin à tripoter son vieux magneto cassettes. Les attachés de presse de Matador s’agitent sans le voir. Tout le contraire de la cour qu’ils font à un autre journaliste retranché sur le balcon avec vue sur Vegas. « Tu veux un verre, machin ? Tu as tout ce qu’il te faut ? » Le deuxième gars ne paye pas de mine (sapé comme un hipster new-yorkais, t-shirt Deerhunter). Qui est-il ? Pourquoi toute cette agitation autour de lui et ce petit mépris vis-à-vis du type assis dans son coin ? « Moi je travaille à Pitchfork, mon vieux. Et lui ? Bah lui, vu sa tronche à être encore dans les années 70, je dirais qu’il bosse dans un canard de vieux, comme Rolling Stone ou le NME ! Ces mecs là, tu les flaires tout de suite… »

Il sait qu’il n’ira pas à la fac

On pourrait se dire qu’il existe une querelle entre le magazine institutionnel de la rock critic américaine, Rolling Stone, et le site préféré des néo-branchés Pitchfork mais il n’en est rien. En définitive, il s’agit plutôt d’une manifestation un peu puérile du style « il y a un nouveau shérif en ville », la démonstration que désormais, ce n’est plus une revue faite d’encre et de papier qui règne sur le monde de l’underground. Si les disques se vendent moins bien, tout comme les magazines, le contraste est saisissant : jamais la présence de la musique dans notre quotidien n’a été aussi marquée. Les amateurs, eux, le nerf de la guerre dans un monde virtuel niché au possible, ont besoin d’un filtre récurrent, de confiance, pour leur apporter les nouveautés sur un plateau. C’est exactement ça, le rôle acquis par Pitchfork ces dernières années : celui de filtre privilégié, de site de référence car plus rapide et plus exhaustif que la concurrence.

C’est aussi ça, la raison des moqueries de l’un de ces jeunes coqs de journalistes à l’attention du confrère de Rolling Stone. Pourtant, Ryan Schreiber, qui a fondé le site en 1995, a tout du gars affable et modeste. « C’est quelque chose je dis souvent, mais c’est symptomatique : aux débuts d’Internet, si tu tapais ‘Fugazi’ dans un moteur de recherche, impossible de trouver quoi que ce soit ». À peine débarrassé de son statut de lycéen, traversé en bon branleur de cru, Schreiber sait qu’il n’ira pas à la fac. Passionné, il travaille dans un magasin de disques à Minneapolis et se familiarise avec un certain réseau informatique pas encore dominant à l’époque. Très rapidement, il entreprend de créer son site Internet qui couvrira le rock indépendant, lui, l’inconditionnel de Pavement, The Replacements et Sonic Youth. Le site sera baptisé Pitchfork, en hommage au tatouage d’assassin de Tony Montana dans Scarface (celui qui lui empêche d’obtenir sa carte verte).

L’histoire de Ryan Schreiber est celle d’un fan qui passe de l’autre côté de la barrière, sans véritable formation ni appui financier (et qui en ce sens rappelle celle de Jann Wenner, fondateur de Rolling Stone) avec pour seule ambition de recevoir des CD gratuitement et de décrocher des interviews (souvent par téléphone) avec ses héros. Un an plus tard, le site culmine à trois cent pages vues par jour et en 1999, Schreiber vend pour 2000 dollars sa collection de disques sur eBay et déménage son site à Chicago. Il le professionnalise. Le rock indépendant demeure le point d’intérêt principal du site mais celui-ci s’ouvre vite au hip-hop, au r’n’b, et même au jazz. De nouveaux pigistes garnissent ses rangs, les chroniques se rallongent et se multiplient.

Arcade Fire vaut 9, 7

Sauf qu’aujourd’hui, Pitchfork, culmine à cinq millions de visiteurs uniques par mois. S’il fallait recenser les facteurs d’une telle success-story, plusieurs pistes s’offrent à nous. Le « retour » du rock des années 2000 ? La grande vitesse de navigation et de téléchargement offerte par la généralisation de l’ADSL ? Comment expliquer l’explosion des visites du site, qui sont passées de 5,000 à 60,000 par jour entre 2001 et 2003  ? Quand on l’interroge sur ce succès d’image et de business assez unique dans la sphère indé, Schreiber joue le faux modeste:  « Et pourtant, en 2001, je pensais que l’on avait déjà atteint notre maximum. Sérieusement, combien de fans de Yo La Tengo peux-tu encore dénombrer ? » Bref, les magazines papier n’ont pas immédiatement su s’adapter au web, tandis que Schreiber en est déjà l’un des vétérans. Tout simplement, expliquer le succès de Pitchfork, c’est d’abord comprendre que ce site a su être là avant les autres.

NB : la version originale de cet article est parue dans le numéro 20 (mai-juin 2011) du magazine VoxPop.

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