Chroniques

Youth Lagoon Wondrous Bughouse

Le dos arqué sur son clavier, les cheveux en bataille et les yeux collés aux touches noires et blanches d’un synthétiseur bon marché, Trevor Powers est un bricoleur malgré lui. Pendant que les gamins du voisinage réparent leurs vélos, il triture des réverbérations dans le garage d’un pavillon de banlieue. Sur des enceintes piquées à la chaîne hi-fi familiale, l’adolescent recrée des sons en écho au vent qui fouette les pylônes végétaux en bordure de Boise, surnommée « la ville des arbres ». L’Idaho, il n’a jamais demandé à y vivre, lui qui est né à San Diego, en Californie. Désormais prisonnier ici, à 740 km à l’Est de Portland, l’adolescent de 22 ans ressasse son anxiété chronique sur une pop fragile rédigée comme un journal intime, dans l’enfermement et le secret. D’une voix figée dans l’enfance, celui qui se fait appeler Youth Lagoon dessine les contours d’un Idaho dans le coton, son own private Idaho, celui qu’il s’est tatoué sur le bras gauche.

Originellement prévu pour être mis en téléchargement gratuit sur internet, The Year of Hibernation (2011) va finalement servir d’échappatoire au jeune musicien. Suite à l’incroyable succès web des sondes musicales «  » et «  », Trevor Powers comprend que ce disque claustrophobe sera son passeport pour quitter l’ennui de sa ville et partir visiter New York, son rêve de toujours. The Year of Hibernation sort finalement chez Fat Possum Records et Youth Lagoon devient le nouvel enfant-génie de la pop Bricorama.

Depuis, Trevor Powers n’est plus à Boise. Les forêts rêveuses qui peuplaient la pochette de son premier album ont laissé place aux entrelacs cérébraux de Wondrous Bughouse. Certes, la réalité est toujours là, matérialisée dans un arbre, un paon ou une prairie mais elle n’est plus que prétexte à la dispersion du trait et des couleurs, à l’évaporation progressive de toute forme figurative au profit d’un disque dans lequel il serait facile de se perdre. 2011 était une année d’hibernation, il nous avait prévenus. Dorénavant, les choses sérieuses commencent.

Wondrous Bughouse est une évasion par la force. Les rites de passage, les milliers d’épreuves invisibles qui semblaient enfermer Trevor Powers dans l’enfance éternelle et les comptines lo-fi sont emboutis par une démesure rageuse. Avec ce disque produit par Ben H. Allen (l’homme derrière Merriweather Post Pavilion d’Animal Collective ou Halcyon Digest de Deerhunter), le songwriter complexé est devenu chef d’orchestre. Ses musiciens sont des pédales d’écho, des boucles sonores, des respirations de sonars, des effets flanger. Alors que l’énergie de The Year in Hibernation était systématiquement contenue et ravalée, Wondrous Bughouse éclate en un magnifique capharnaüm sonique à écouter à plein volume. Aux chansons intimistes, Youth lagoon préfère désormais les arrangements carnavalesques (« Sleep Paralysis »), les batteries martelées à s’en claquer les muscles (« Mute ») ou les mélodies qu’on croirait tout droit sorties du cirque Animal Collective (« Attic Doctor »).

Pour autant, Trevor Powers conjugue toujours avec les déboires adolescents et les drames métaphysiques qui l’agitent (« Dropla » ou le superbe « Raspberry Cane »). Une question naît dans son crâne, elle en réveille une autre, qui le renvoie à une nouvelle angoisse et ainsi de suite. Mais de ces interrogations, le jeune compositeur sait recréer des idées musicales qui se chevauchent, se percutent et s’épousent dans un disque qu’il faut démêler lentement, par la patience et l’abnégation, comme on tricoterait avec des neurones.

Au détour d’un texte torturé, Youth Lagoon évoque celui qu’il appelle « l’homme-pélican ». À cause de son poids, l’oiseau déploie un effort considérable pour parvenir à prendre son envol. Mais l’homme-pélican a finalement réussi à décoller. Et alors qu’il survolait une petite ville boisée perdue au milieu de nulle part, il n’a pas pu s’empêcher de décocher un sourire ému aux enfants réparant leurs vélos.

Scroll to Top