Avec Sleeper, vous tenez entre les mains la preuve irréfutable (une de plus diront certains) que Ty Segall fait définitivement partie des héros underground de notre temps. À peine une année s’est écoulée depuis Twins, que notre gars prend déjà tout le monde à revers en livrant un album de… folk. Quiconque ayant préalablement englouti la bonne douzaine d’albums sortis par Segall depuis 2008, toutes formations confondues, aurait misé un kopek là-dessus.
Il faut se le répéter plusieurs fois avant d’assimiler la chose, d’autant plus que le gamin de Frisco n’a pas seulement sorti un album de folk : il l’a réussi, cet album, et l’on tient peut-être ici l’une de ses créations les plus abouties. Pourtant, lorsque Ty Segall compose et enregistre lui-même ces chansons dans son appartement de San Francisco, il n’a pas tellement de but précis et ne prendra même pas la peine de les réenregistrer en studio. Si Sleeper prend des allures folk, ce n’est que le produit du hasard, la en une anecdote : en 2010, un label de Portland lui propose d’enregistrer un album folk. Ty Segall accepte, mais il se rend rapidement compte qu’il est absolument incapable de produire un album sur commande. Son problème ? Il n’arrive qu’à écrire des « chansons de rock bruyantes ».
C’est en fait après le décès de son paternel que Ty Segall commence à bosser sur cet album. Habituellement, sa séquence d’écriture quotidienne constitue sa « daily dose » (« Dinner tastes better when you record a song »). Là, il parle plutôt de « xatharsis » Et le plus touchant dans tout ça c’est que ce gros mignon a l’air tout à fait sincère lorsqu’il tient ce genre de propos. Alors, suite à la mort de son père et après avoir coupé les ponts avec sa mère, là où d’autres auraient compensé en se saoulant la gueule, lui s’est mis à composer. Si cela a donné un album folk, bien plus personnel qu’à son habitude, c’est juste que Ty Segall aurait été bien incapable de quoique ce soit d’autre à ce moment-là.
Musicalement, on est donc très loin des expérimentations bruitistes de Reverse Shark Attack (enregistré avec son pote de lycée, Mikal Cronin), des pérégrinations psychédéliques de Hair en compagnie de White Fence, du heavy Slaughterhouse du Ty Segall Band et de tout ce qu’il avait pu faire en solo jusque-là. Exit donc la distorsion noyant chaque riff ravageur : Segall ne s’est armé que d’une simple guitare acoustique pour composer Sleeper, mis à part sur le solo clôturant « The Man Man », à l’occasion duquel celui-ci semble ne pas avoir su contenir son amour inconditionnel pour la fuzz. C’en est fini également des diverses traficotages opérés sur sa voix, qui se retrouve dès lors vierge de toute reverb’, perdant au passage son côté braillard. Ce coup-ci, Ty Segall se contente de chanter. Son timbre nasillard est tout ce qu’il y a de plus touchant, et ça saute particulièrement aux yeux sur une poignée de titres beaux à pleurer, tels que « Sleeper », qui ouvre l’album, ou encore « She Don’t Care », adressé à sa mère.
Enfin, quand on vous dit qu’il s’agit d’un album de folk, ne le prenez pas non au pied de la lettre puisque Ty Segall n’en oublie pas moins ses amours de jeunesse. « Queen Lullaby » est une ballade géniale qui ne dépareillerait pas sur un album de White Fence, entre le garage lo-fi et la folk psyché. D’ailleurs, un titre comme « Come Outside » auraient pu figurer sur l’un des précédents album solo de Segall si l’on agrémentait ses instrumentations acoustiques d’une bonne vieille pédale fuzz.
Il n’empêche qu’avec Sleeper, Ty Segall risque de surprendre pas mal de monde, quitte à perdre une partie de son auditoire. Ce sont même finalement les titres les plus éloignés de sa discographie qui vous estomaquent le plus, se rapprochant davantage d’un genre de glam folk à la T-Rex, et qui font de cet album un sacré bel objet et de Segall le mec le plus cool du monde. Détail intéressant et qui devrait rassurer ceux qui craignaient que l’auteur braillard de Lemons ou encore Melted se soit assagi : la prochaine sortie de Ty Segall sera l’œuvre de son projet le plus heavy, Fuzz, qui a déjà donné lieu à une poignée d’excellents singles de la trempe des Black Sabbath et consorts. Quand on vous dit que ce mec est imprévisible.