Longtemps, Sigur Ròs s’est réfugié, y créant ses odes symphoniques, dans un univers où se côtoyaient envolées lyriques et chants harmoniques. De Von à Valtari, en passant par Takk… et Með suð í eyrum við spilum endalaust, il y a bien sûr eu quelques passages plus mélancoliques, mais il faut reconnaître que la force de ces trois chérubins (Kjartan Sveinsson, le pianiste, ayant décidé d’aller rêver ailleurs) c’est bien de savoir parfaitement maitriser la tension d’un morceau, pour mieux le faire exploser de joie lorsque la mélodie l’exige. Mais il y a un hic : les islandais ne rient plus. S’ils ont longtemps écrit sur l’état du monde, aujourd’hui, c’est leur subconscient qui parle. Comprendre : à l’instar du monde actuel, urbanisé et engoncé dans une crise sociale et industrielle, Kveikur se veut plus sombre et moins exalté que les productions précédentes. Après tout, pourquoi la nature ne pourrait-elle pas être virulente, imprévisible, voire écorchée ? Pourquoi la traiter nécessairement comme quelque chose de pur ou d’onirique ?
On distingue toujours à l’horizon ces paysages vierges de tout soupçon, mais ce ne sont plus que des mirages. La machine à fantasmes est cassée, Sigur Ròs a quitté ses hautes altitudes pour explorer désormais les abysses. Et ça fonctionne carrément : fini les babas qui courent nus dans les plaines (cf. ), place aux digressions électroniques, aux bidouillages bruitistes et au post-rock glacial – on y entend d’ailleurs, avec « Kveikur », ce qui tend certainement à être la meilleure soundtrack pour un film de Terrence Malick (l’homme qui aime, plus que tout, l’apocalypse). L’Islande est en crise, plombée par moult catastrophes naturelles, et ça s’entend. Car si le demeure dans le registre de l’angélisme, Jònsi hurlant à la lune sur plus d’un titre, la musique, elle, s’interdit l’hypocrisie de toute démonstration enchanteresse, fuit tête basse l’extravagance, la lumière ou toute autre forme de plaisirs jouissifs. Presque cinquante minutes, sans pubs ni temps morts, où Sigur Ròs se perd dans ses orchestrations rugueuses, agressives. Mais justement, c’est cette perte d’orientation qui est magnifique dans Kveikur.
Il faudrait aussi souligner la beauté des mélodies, en particulier celles de « Brennisteinn » et « Hrafntinna », les deux merveilles qui inaugurent de façon terrifiante cette ode à la noirceur. Mais le charme des intentions premières ne garantissant en rien la qualité d’une œuvre globale, les islandais diversifient les approches et se montrent tantôt épiques tantôt incisifs, « Kveikur » (encore lui) et « Isjaki » s’imposant ainsi comme les symboles d’un album en constante ébullition.