Chroniques

Savages Silence Yourself

« Savages ». Le mot est net, tranchant. La ligne est toute droite tracée. De la sauvagerie, il y en a assurément dans ces guitares cinglantes. Sorti tout droit d’une jungle de béton, le quatuor fait figure de rookie aux dents longues.

Tout commence par , duo indie et couple pistolero qui décide fin 2006 de quitter la France pour les trottoirs détrempés de Londres. Après deux albums et un franc succès d’estime, Johnny Hostile et Jehnny Beth décident en 2011 de monter leur propre structure au nom manifeste : Pop Noire Records. L’un des premiers coups d’éclat du jeune label sera le disque de . Aujourd’hui, c’est donc avec son groupe de sauvageonnes que Jehnny Beth signe la nouvelle sortie de Pop Noire, qui pour l’occasion s’est accoquiné avec Matador Records. Un disque remarquable pour un label dont l’esthétique ombrageuse dérive toujours plus vers le triangle des Bermudes que tracent le Velvet Underground, Joy Division et Bauhaus.

Un rapide coup d’œil à la pochette de l’album suffit déjà à comprendre l’ampleur du drame en cours. Silence Yourself fixe droit dans la rétine et écharpe les nerfs optiques. Graphiquement guerrière et désespérément belle, l’image tire la promesse d’une musique sans compromis, sans couleur. Pour accompagner les visages gagnés par le charbon, un texte programmatique : « Le monde était silencieux, il a désormais trop de voix et le bruit est une distraction constante ». Des mots qui sonnent comme une prophétie dans l’ouverture du clip de «  ». La scansion s’y fait robotique, comme la voix d’une machine perdue dans l’espace déshumanisé des sociétés modernes. Une vision apocalyptique d’un monde où la chair devient circuit-imprimé, où elle ne brûle plus mais disjoncte. Avant de monter sur scène, le groupe demande d’ailleurs régulièrement au public de couper les téléphones portables. Un moyen d’éviter les constellations d’étoiles LCD et surtout d’imposer une philosophie sobre et sombre loin des rayonnements wi-fi de l’hypercommunication.

À mille lieues des modes et tendances éclaires, Savages imprime un post-punk de haute-volée à l’anachronisme parfaitement assumé. Un cri pessimiste, âpre et fondamentalement premier degré qui détonne à l’heure des tweets cyniques, des punchlines je-m’en-foutiste et des drames politiques à décryptés à l’humour lol. Avec une animalité régénératrice, les quatre amazones ont l’honnêteté de se focaliser avec passion sur la seule chose qui compte vraiment : les viscères. Celles qui les font marteler leurs fûts de batteries comme on donnerait des coups de matraques. Celles qui font claquer les cordes de basses comme une chaîne sur de l’acier. Celles qui condensent tant de frustration contemporaine en une furie compacte de 11 morceaux et 38 minutes.

Avec un charisme impressionnant d’un bout à l’autre de l’album, Jehnny Beth insuffle à sa musique une ferveur redoutable, comme lorsqu’elle scande « Husbands » telle Patti Smith soufflant sa mantra « Horses » en 1975. « She Will », « Shut Up », « City’s Full », autant d’uppercuts qui parviennent à conjuguer férocité et don de soi sans jamais tombér dans la caricature. Et lorsque les sauvages ralentissent leur rythme d’urgentiste, la musique reste fascinante. « Marshal Dear » offre alors une ballade rêche faite d’un piano lacéré par des tessons de guitares. « Silence Yourself », nous exhorte la chanteuse possédée avant qu’un saxo s’arc-boute lentement vers le silence de fin de disque. Le temps de reprendre son souffle, de rallumer les portables, avant de s’enfoncer de nouveau dans le bourdonnement incessant des villes.

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