Chroniques

Rocé Gunz N’Rocé

Le rap français se barre en couilles. Entre ceux qui ne jurent que par la Sainte-Trinité Booba / La Fouine / Rohff, et ceux qui vomissent le « rap de blanc » type 1995 ou OrelSan (à tort ou à raison, d’ailleurs), difficile d’assumer son goût pour le genre sans passer pour un idiot. Et histoire d’en remettre une couche, on bouffe depuis plus de six mois du clash à répétition entre l’autoproclamé Duc de Boulbi, ROH2F et la barbichette ambulante, aka Fouiny, à coups de morceaux minables, tant dans la proposition musicale que dans l’écriture. Alors goûtons ce nouvel album de Rocé, son quatrième en onze ans alors que de son côté, B2O nous abreuve de sa prose marclévyenne chaque année, entre ses albums et ses mixtapes Autopsie. Le tout sans avoir sorti quoi que ce soit de potable depuis un sacré moment.

Mais revenons à notre mouton. Pas du genre de Panurge, le mouton. Plutôt du genre avec un cerveau, et un certain amour pour la résistance aux tendances, aux codes du genre, bref, à ce que le public attend d’un rappeur de l’Hexagone. Un truc inscrit dans son ADN, et pas uniquement musical (il est le fils d’Adolfo Kaminsky, checkez Wiki les jeunes). Quatrième album donc, le bien mal nommé Gunz N’Rocé. Pas trace de gangsterisme de pacotille ici, mais un vrai hip-hop d’adulte, sans chamailleries de cour de récré. Rocé poursuit son œuvre sans compromis : les prods sont minimalistes, les morceaux tiennent sur peu de choses, et le flow est acéré et sans chichis. Sans effet, mais pas sans affect. Ainsi de sa place dans le game francophone, loin des radars (« On ne nourrit pas sa famille avec un succès d’estime ») mais totalement assumée (le petit egotrip initial « En apnée » sur lequel il déclare « Les MCs appellent punchline ce que j’appelle écrire » ce qui est en fait la… meilleure punchline du disque).

Mais au-delà de sa petite personne, Rocé s’intéresse surtout plus largement à la société française. « Son sourire des villes » rappelle la misanthropie d’un Klub des Loosers, la vulgarité en moins, le respect de la femme en plus. Sur « Habitus », il déplore les carcans dans lesquels s’enferment les jeunes, clichés sur pattes du monde dans lequel ils ont grandi, que ce soit celui des cités ou des beaux quartiers. La vitesse m’empêche d’avancer développe des thèmes tout aussi proches, du cirque médiatique au système scolaire, et de la difficulté à trouver sa voie dans la société actuelle.

Mais Rocé, en adulte responsable, n’oublie pas de se regarder dans le miroir. Conscient de son talent (un peu trop, parfois), il confie ses difficultés d’artiste underground sur « Du fil de fer au fil de soie », titre auquel on aurait bien enlevé la dernière lettre. Justifiant ses choix et jetant un regard sans concession sur l’état du rap en France et l’état-marchandise de la France, le bonhomme tape aussi fort que juste.

Lucidité. Clairement le maître-mot de cet album. Quand il déclare sans emphase « Je fais du rap, et en plus j’ai le toupet d’être sérieux » difficile de le contredire, surtout quand derrière ça cause plutôt Verlaine que gonzesses. Et puis le mec a un cœur : il invite son pote Manu Key (qui l’a découvert), et n’oublie pas le regretté DJ Mehdi, à qui le dernier morceau, « Magic », est évidemment dédié, tant musicalement que textuellement (« le grand Lucky Boy », who else ?), louant sa créativité et sa vision de la musique. Mais le meilleur morceau du disque, celui qui le résume le mieux, est incontestablement « Actuel ». « Actuels, ok, mais pas à la mode ». Tout est dit dans cette simple phrase. Et pendant ce temps-là, de Miami à Saint-Maur des Fossées, un ourson et une fouinette attirent toute l’attention.

Scroll to Top