Chroniques

RJD2 More Is Than Isn’t

Ne jamais sous-estimer un artiste. En 2002, Ramble John Krohn (a.k.a RJD2) sort une bombinette qui a marqué les esprits. Le bébé s’appelle Dead Ringer et à l’époque, mine de rien, tout jeune homme fringant se devait d’écouter Radiohead et nombreux sont ceux qui ne s’étaient pas encore remis de Endtroducing. Alors quand un sticker (vous savez ces autocollants promotionnels ingrattables que certains s’échinaient à recoller sur un endroit vierge du cd parce que bordel ça fait partie du prix) annonce que RJD2 est le chaînon manquant entre DJ Shadow et la paupière tombante de Thom Yorke, quiconque avec une conscience en état de marche et quelques références s’est nécessairement rué à la borne d’écoute.

Bien sûr, on ne connaît pas tous l’acid-jazz, le hip-hop west-coast, la bibliothèque inépuisable du funk Stax / Motown. Faut remettre dans le contexte : chacun d’entre nous se démerde alors comme il peut. On est en 2002, souv’nez vous. À l’époque l’électro, bouseux que nous sommes, c’est Daft Punk, c’est LCD Soundsystem. Certains sont tombés à corps perdu dans le trip-hop. D’autres se pâluchent la corde de mi en écoutant les Strokes. Quelques-uns militent pour le maintien des classiques, tendance patrimoniale. Mais tous vont adhérer au Kig-Ha-Farz américain qu’est Dead Ringer. L’album n’est pas parfait, oh non, la pochette est même un peu moche, mais l’ensemble contient des perles capables de déprimer Moby dans sa conquête des synchronisations pub. Et d’ailleurs cela ne tardera pas : l’année qui suit va voir un morceau comme «  » squatter toutes les illustrations sonores possibles et imaginables. Tout le monde ne connaît pas RJD2, mais tout le monde l’a eu dans les esgourdes : dès qu’il s’agit de dynamiser un montage promotionnel pour une bagnole, des céréales bio, ou un film de Cédric Klapisch, le DJ de l’Oregon se pose là.

Sauf que, à l’instar de Josh Davis ou Richard Melville, les projets suivants de RJD2 vont connaître un destin moins doré. Si Since We Last Spoke souffle encore sur les braises d’un bouga-bouga d’artificier inspiré (notamment grâce à des morceaux comme «  »), l’album suivant, The Colossus, souffrira le double outrage d’être dispensable et de sortir à un moment où on ne veut plus entendre parler de trip-hop samplé machin-chose. Retour à l’authentique, à l’analogique 3.0, au psyché Instagram qui sent la sueur d’une chaussette abandonnée sur un Marshall à lampes. Mais. Ne jamais sous-estimer un artiste. Un partenariat avec Aceyalone, RJD2 va lui permettre de tirer son épingle du jeu et revenir dans la course en composant d’une série justement rétro, Mad Men. Coup de poker, carré d’as. Le titre colore à merveille le graphisme subtil et épuré d’un propos qui ne l’est pas moins.

Chant du cygne ? En 2013, qui attendait encore une surprise de sa part ? More Is Than Isn’t, s’il ne révolutionne pas le genre, est un sacré pied de nez à la doxa actuelle. Une ouverture planante, faite d’un piano cristallin et de sax en volutes, enchaînée avec « Temperamental », tube en puissance, pose l’ambiance. Il y a ici du Big Beat à l’ancienne, des cuivres et des chorus ciselés, des rythmiques martelées à se damner (« Milk Tooth ») des échos d’Eric Serra mâtinées de Ludovico Einaudi (eh oui…) du flow old school (« See You Leave ») et même un sample du «  » d’Aznavour (« Behold ! Numbers ! ») remanié, concassé à la sauce RJD2. Bien sûr, il plane sur cet album l’ombre des grandes heures de l’abstract hip-hop, comme sur l’arabisant « Her Majesty’s Socialist Request » et sa construction, ses emprunts samplés, ou le beat de « A Lot of Night Ahead of You » sur la gamme déroulée d’un jeu vidéo. Tout cela rappelle les meilleurs moments d’un Cut Chemist ou d’un Kid Koala. Pour le meilleur.

Il y a surtout une putain de cohérence dans la diversité, comme si John Krohn avait décidé de fusionner en un album la syntaxe jazz à une pop héritée des grandes heures de la wah-wah funk, du brûlot rock, de la tambouille électro. Par exemple un morceau fougueusement électro-funk et ambitieux comme « Descended from Myth » montre le chemin que le DJ trace : une réflexion ample et incisive sur la manière de bouger son cul. Et « Dirty Hands », très Beatles dans l’âme, épuré et riche de cordes, vient prouver que John Krohn refuse de se faire enfermer dans le carcan moribond du mix à l’ancienne. Ne jamais sous estimer un artiste : RJD2 vient de trouver avec More Is Than Isn’t la compotée idéale de trente ans de variations sonores. Suffit d’écouter It All Came to Me in a Dream » ou « Suite 3 » en fin d’album pour s’en convaincre.

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