Chroniques

Omar Souleyman Wenu Wenu

Il y a un mystère Omar Souleyman. Après avoir longtemps écumé les mariages dans l’est de la Syrie dans les années 90, il est devenu, grâce à sa signature sur le label américain Sublime Frequencies en 2010, un des phénomènes les plus suivis par la hype. Pourtant, là est le paradoxe, on ne sait pas grand-chose sur le bonhomme. Ou alors très peu : on sait qu’il enchaine les concerts à un rythme effréné, qu’il a livré trois compilations fantasques bien qu’assez similaires d’un strict point de vue musical et qu’il suscite l’admiration de bon nombre de musiciens depuis son remix pour Björk en 2012 (sur le fulgurant «  »). Exilé en Turquie, il a également refusé de faire de la promo (« Grand Journal » compris) histoire de ne pas mettre en péril la vie d’une partie de sa famille qui vit toujours en Syrie. Voilà pour les présentations de ce syrien à grosse moustache qui, si l’on y réfléchit, a bâti sa réputation sur quelques extraits des cinq-cents cassettes de lives de mariages qu’il a enregistrés et que les compilations Highway To Hassake, Dabke 2020 et Jazeera Nights ont disséqué.

Jugeant qu’il était peut-être temps de se pencher sur son premier album officiel, le musicien devenu petit prince des blogs « cool » décide donc, début 2013, d’en réaliser un. Pas idiot (ou bien conseillé), Omar fait appel à Four Tet, artiste parvenu à un tel degré de maîtrise que toutes les audaces lui semblent permises. Alors que la plupart des producteurs crânent en exhibant fièrement leur patte sonore, allant jusqu’à imposer les mêmes gimmicks à chacun des artistes avec qui ils collaborent (coucou Danger Mouse !), le talent de Four Tet réside ici dans sa capacité à la dissimuler. On aurait donc tort de nier à Omar Souleyman toute singularité. De « Wenu Wenu » à « Yagbuni », il y a bien une signature identifiée chez le copain de Björk et de Damon Albarn. L’ex-Blur a déclaré avoir collaboré avec l’homme aux lunettes noires durant les enregistrements de Plastic Beach de Gorillaz, en 2012. Une collaboration qui, visiblement, n’a jamais abouti.

S’il faut chercher une source d’inspiration à Omar Souleyman, c’est du côté du dabke qu’il faut aller la chercher. Pour les néophytes, le dabke est une danse traditionnelle masculine à exécuter accompagnée de mélodies syncopées, de chants d’exhortation et de boucles répétitives, presque crasseuses. Ce que nous, pauvres européens, aurions tendance à considérer péjorativement comme une musique folklorique est en réalité une musique formidablement mutante, violentée par des percussions frénétiques, des harangues vocales et des synthés à la fois cheaps et saturés. Omar Souleyman l’a bien compris et transmet sans trêve ce trésor culturel, avec une nonchalance et une créativité qui font tout son charme.

Mais le vrai tour de force de Wenu Wenu est ailleurs : il tient dans sa capacité à laisser jusqu’au dernier morceau toutes sortes d’influences s’ébattre joyeusement et s’interpénétrer. On pense ici à l’entêtant rythme synthétique de « Ya Yumma », à l’enlevé « Warni Warni » et au psychédélisme lo-fi de « Khattaba » où Omar Souleyman, 47 ans, semble déborder de vitalité, d’inspiration et d’extravagances – comme quoi, la sagesse ne vient pas toujours avec l’âge. Au sein de cette musique de transe et de fête (il suffisait de voir la fièvre du public lors de son concert au Pitchfork Festival), les mélodies se veulent donc impérieuses, groovy, électriques, mais hélas peu éclectiques. Omar Souleyman peine en effet à varier les plaisirs et, malgré sa vitalité, échoue sur « Yagbuni » à casse ce moule un peu trop confortable. Mais ça, comme dit Rohff sur son dernier album : « C’est dans la peau, personne n’y peut rien. Même pas le dermatologue. »

Loin d’être lourdingue pour autant, ce premier effort reste au contraire un modèle d’intégrité. À travers la créativité et la liberté de certains titres (« Nathy », pic incontestable de Wenu Wenu), les frontières entre techno-music et rythmes orientaux, claviers tapageurs et spoken-word se brouillent. Et c’est rassurant de voir que la musique peut aussi servir à ça : faire l’expérience, au plus près, de ce que l’on ne connaît pas.

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