Jason Chung n’est pas ce que l’on appelle dans le jargon journalistique un « bon client ». Quand il donne des interviews, ses réponses nagent dans le flou, se développent par ellipses, l’empreinte d’une discrétion que l’on devine toute naturelle. La musique de « Nosaj » n’est pas moins évanescente : le double esthète de Jason a appris la Musique Assistée par Ordinateur à 12 ans, comme on apprend à parler. Comme ce fût le cas pour Flying Lotus ou Prefuse 73 avant lui, le glitch-hop permet à Nosaj Thing de traduire un éventail d’émotions aussi riche que le jazz car pour lui, il s’agit d’un langage. Underground, cette musique se fout totalement du format et pourtant, elle se révèle parfois plus universelle que le post-rock, ou le broken beat. Très intense, elle se prête autant à la méditation qu’à la danse (la transe ?), et ce n’est pas le moindre de ses nombreux paradoxes.
Que l’on ne s’y trompe pas, Nosaj Thing est un performer. Sous les aspects vaporeux de sa musique turbine la science du groove. Il faut voir comment ses mains s’agitent dans la pénombre d’une scène et transmettent la fièvre au public : ses concerts réveilleraient un régiment d’héroïnomanes lessivés. Composante essentielle du « son Nosaj », ce beat lâche, distendu, antithèse de la métronomie… S’il transmet cette énergie, c’est que le Californien de 28 ans a fait ses armes dans le hip-hop. Mais comment comprendre que son admiration d’antan pour les caïds de la Cité des Anges (de Dr Dre à Snoop Dogg) ait pu l’amener là, à des années lumières de ses héros. Car, en vérité, tout oppose (ou presque) les basslines bravaches de tonton 2Pac et les mélodies rêveuses auxquelles nous nous intéressons aujourd’hui.
Le monde de Nosaj Thing ne s’est pas fait en un jour. Drift, son premier long sorti en 2009, possédait un bon stock de morceaux coup de poing. « Fog » et « Light #2 » auraient fait le régal de tout MC, mais Jason Chung a décidé de réaliser un album purement instrumental… Depuis, Kid Cudi, tout content d’avoir trouvé gus plus lunaire que lui, a plongé son flow dans « Aquarium » pour expédier son fameux « man on the moon ». Kendrick Lamar et Busdriver ont aussi eu droit à leur instru. Sur les propres albums de Nosaj Thing en revanche, les rappeurs n’ont pas droit de cité. Si le producteur s’est autorisé quelques featurings, il n’y pas l’ombre d’une punchline sur Home. On ne perd pas au change, puisque dans « Eclipse/Blue », choisi judicieusement comme single, le chant cristallin de Kazu Makino de Blonde Redhead se laisse joliment envelopper par la vibe de Jason. Et dans « Try », Toro Y Moi se balade comme s’il jouait à domicile.
Pourtant, Home est bien l’histoire d’un producteur qui compose seul, chez lui. Patiemment, sans pression. Qui travaille ses atmosphères avec la ferveur et la précision d’un laborantin. Alchimiste, Nosaj Thing l’est aussi, à vouloir tirer le meilleur d’un alliage surexploité par ses pairs : electronica, ambient, bass music. C’est certain, les esprits des Boards of Canada planent sur la chambre de Jason (« Distance ») où ils croisent le malin, en la personne d’Aphex Twin. Les samples vocaux réchauffent les passages les plus syncopés (« Glue », un des sommets de l’album). Les sons glitch habillent quelques morceaux comme « Snap », mais les machines bendées (trafiquées pour obtenir des sonorités bizarroïdes) présentes dans Drift (« 1685/Bach ») ont bel et bien déserté. Dans un « Prelude » de toute beauté, Home fait l’éloge de la nudité.
Tout en élargissant ses horizons, Nosaj Thing joue le jeu de l’intimité. Sans être ronflant, sans tirer sur la corde sensible. On ne ressort de l’album ni plus triste, ni plus gai. On a simplement manqué de chavirer sous l’effet de vents contraires. Plus encore que dans Drift, l’Américain frictionne les plus et les moins, et l’on comprend finalement dans cette logique polaire le pourquoi de la symétrie entre son nom et son pseudonyme : « Nosaj » est le reflet de Jason dans un lac gelé.