On était en 1970. Sur l’axe de la chanson française, il y avait Léo Ferré à un bout et Joe Dassin à l’autre. Le premier conviait à l’Amour Anarchie à travers des textes poétiques et protestataires, l’autre était cucul et concon, à jamais symbole de l’artiste francophone rêvant d’ « Amérique ». Pas besoin d’avoir le QI de Sheldon Cooper pour comprendre que le protest jazz, alors en marge des courants de diffusion et orchestrateur d’une musique spirituelle, resterait l’un des grands mouvements méconnus de l’histoire musicale française. Et pourtant il suffit d’écouter les douze titres défrichés par pour comprendre que ce genre musical – réunissant au sein d’une même entité Brigitte Fontaine, François Tusques, le Full Moon Ensemble ou encore Colette Magny (malheureusement absente de cette compilation) – incarne l’une des idées les plus fortes et les plus audacieuses que l’on ait connu en Hexagone.
On est pourtant certain que beaucoup se demanderont pourquoi le label parisien est allé défricher ces chansons, d’apparence absconses et négligemment considérées comme uniquement bonnes à l’autosatisfaction stérile de celui qui les a produites. Il est vrai que cette façon de faire valdinguer les mélodies, d’être pop tout en étant pointu, d’être savant et prospectif n’était déjà pas une simple affaire du temps des sixties, ni du temps des seventies. Alors qu’est-ce qui a bien pu poussé Born Bad à remettre au goût du jour ces travaux en 2013 ? Peut-être cette impérieuse sensation qu’il faut sans cesse sortir la musique de ses gonds, l’explorer et l’exposer au danger – ce qu’essaie de faire Born Bad depuis de nombreuses années déjà (cf : la bande-originale presque littérallement déterrée du film Le Mariage Collectif et la compilation Francis Bebey, African Electronic Music, 1976-1982).
Les raisons pour lesquelles ces musiques étaient ignorées à l’époque sont précisément celles qui font leur intérêt aujourd’hui : elles sont insidieuses, frivoles, parfois amélodiques – sorte de happenings théâtraux où se cotoîent world music, spoken word et incantations vaudous. Le temps a fait son œuvre car, avant d’être ces antihéros, Brigitte Fontaine et consorts ont dû batailler. Contre l’industrie musicale. Contre les normes établies. Le premier titre de Mobilisation Générale : Protest And Spirit Jazz From France, 1970-1976 a ainsi valeur de manifeste : la mélodie composée par Alfred Panou et le Art Ensemble Of Chicago n’est pas d’un abord aisée. Tout du long, il faut donc accepter d’avancer à l’aveugle, de se perdre souvent.
Le reste de Mobilisation Générale… est l’oeuvre d’artistes aventureux et excitants, tous plus singuliers les uns que les autres, Chêne Noir tissant sa toile mélancolique d’une palette infinie de nuances, RK Nagati soufflant un doux vent de dinguerie dans le free-jazz de l’époque, le Baroque Jazz Trio orchestrant la mise en abyme d’un cosmic-jazz en lévitation et Mahjun qui, à défaut d’avoir consigné ses idées dans un petit livre rouge, les explore comme sujet d’études, quelque part entre la musique bruitiste et le space-jazz de Sun Ra. Pour que le portrait soit complet, il est bon de mentionner « C’est Normal » de Brigitte Fontaine et Areski Belkacem, certainement le morceau le plus connu de cette compilation car déjà réédité il y a quelques années. Chez ces gens-là, monsieur, la recherche est un mot d’ordre. Ou plutôt, un mot de désordre : Fontaine et Belkacem racontent, sous fond de critique sociale, l’écroulement d’un immeuble suite à un incendie. C’est poétique, hybride, psychédélique, ironique. Ce qui achève de prouver que tous ces artistes, contrairement au cliché communément accepté, n’ont rien de ces musiciens touchés par la grâce, composant pour une élite.