Chroniques

Miley Cyrus Bangerz

Il y a quelque chose de profondément flippant dans le fonctionnement de l’usine à starlettes de Disney. Parce qu’elle est devenue une puissante allégorie de l’échec moral d’une société contradictoire, aussi puritaine et rigide que délurée et permissive, la mignonne corporation parvient d’une part à foutre en l’air la psyché de la jeunesse qu’elle divertit, et de l’autre à bousiller la vie des trombines qui l’animent au quotidien et vivent des simulacres d’adolescence.

Les destins de ces jeunes âmes livrées en pâture au star-system une fois l’âge limite dépassé font frémir : de l’évident cas Britney Spears, à peine 18 ans et déjà transformée en lolita, aux déboires alcoolisés de Lindsay Lohan et Demi Lovato en passant par les personnalités supersexuées de Christina Aguilera, Selena Gomez et Vanessa Hudgens (Springbreakers, anyone?), les poulains de l’écurie Mickey deviennent tous, ou presque, des névroses sur pattes. Les garçons s’en sortent également avec les honneurs du jury : Zac Efron est en ce moment même en cure de désintoxication à la cocaïne et, plus inquiétant encore, Lee Thompson Young, personnage principal de la série Jett Jackson, a mis fin à ses jours en août dernier.

Miley Cyrus, elle, est le produit de deux Amériques que nous ne pouvons pas tout à fait comprendre, nous petits français. La première est celle des concours de mini-miss et de la country music. Ambiance anneaux de pureté, christianisme hardcore et bons sentiments. Après tout, (S)Miley a été surnommée ainsi car, enfant, elle souriait beaucoup. L’Amérique d’où vient Miley, c’est un endroit où vos parents peuvent vous baptiser Destiny Hope (son véritable prénom) histoire de mettre toutes les chances de votre côté.

La deuxième est celle du star-system. Papa Cyrus est l’une des plus grandes icônes de la country de ces vingt dernières années. Sa notoriété l’a, en outre, amené à travailler autant devant la caméra que derrière (il a notamment tenu un rôle dans Mulholland Drive). Après quelques échecs dans les charts tout le long des années 2000, Billy Ray Cyrus s’est recyclé en 2007 grâce à l’émission Danse avec les stars. Tournées sold-out, sollicitations et beautiful people.

On comprend mieux pourquoi, enfant, Destiny Hope souriait beaucoup.

Pendant cinq années, de l’âge de quatorze à celui de dix-neuf ans, elle tient le rôle de Hannah Montana dans la série du même nom diffusée sur Disney Channel. Hannah est une adolescente normale le jour qui se transforme secrètement en pop-star la nuit. Succès monumental et instantané, et ce des deux côtés de l’Atlantique. Disney capitalise : une flopée de films, concerts, produits dérivés et albums voient le jour. Miley, dernier rejeton au sourire ultra-bright de l’écurie Disney, devient le nouveau doudou de l’Amérique qui prie et fait du fric. Hannah Montana vs. Miley Cyrus : de la réalité à la fiction, très vite, il n’y aura plus qu’un pas.

Sur son premier album, Breakout (sorti en 2008 alors qu’elle n’a pas encore seize ans), Cyrus nous est présentée comme une sorte de rebelle choupinou. Disney oblige, rien n’est laissé au hasard dans ce petit truc teen-rock générique destiné à un public d’adolescentes en fleur (on y trouve même une chanson affreusement premier degré sur le réchauffement climatique, «  » et une pâle copie du « Toxic » de Britney Spears, avec «  »). Après un EP commercialisé chez Walmart et qui contient le megahit «  » elle enchaîne avec le plus « sombre » Can’t Be Tamed en 2010. Miley, désormais brune et la moue sérieuse sur , laisse de côté les guitares au profit de chansons drivées par les synthétiseurs.

Dans des termes plus commerciaux appliqués à la musique, ça s’appelle un « album de la maturité ». Histoire de prendre l’air tout en faisant fructifier ses années Hannah Montana, elle « redevient » actrice le temps de deux films et autant d’échecs critiques et commerciaux : Mademoiselle Détective et le remake américain de LOL, où elle donne la réplique à Demi Moore.

C’est l’an dernier, avant de se remettre à la musique, que Cyrus coupe les ponts avec Disney. Symboliquement, d’abord, en… changeant de coupe de cheveux : « Je ne me suis jamais autant sentie moi-même de toute ma vie […] Ca a vraiment changé ma vie (sic) », a-t-elle (le plus sérieusement du monde) déclaré au micro de plusieurs médias américains. Contractuellement, ensuite : fini Hollywood Records, le label pop de Disney, la demoiselle signe chez RCA, maison de disques d’autres ados modèles de chez Mickey, Christina Aguilera et Britney Spears en tête.

Pour resituer un peu le truc, voici le genre de saillies qu’est capable de débiter son ancien boss chez Disney. Gary Marsh s’est exprimé dans les colonnes du New York Times suite au « scandale » qui a suivi, en 2008, la publication de dans Vanity Fair. Destiny Hope a alors quinze ans : « Pour Miley Cyrus, rester une ‘good girl‘ est une décision liée au business. Des parents ont investi sur sa religiosité. Si elle trahit cette confiance, elle n’aura rien en retour ». Au pays de Disney, Dieu, c’est d’abord un business.

Inutile de revenir sur les évènements qui ont précédé la sortie de Bangerz. Son storytelling de « good girl gone bad » est un cas d’école de marketing musical. C’était d’ailleurs déjà le titre – et le nouveau positionnement public, du troisième album de Rihanna. Cyrus profite de manière très froide d’une frénésie nouvelle où chaque dérapage en public génère des réactions en chaîne sur Internet (même si ça semble toujours avoir été le cas). Tapez « twerk + miley cyrus » sur Google et vous obtiendrez près de 270 millions de résultats. « François Hollande », c’est 15 millions.

Qu’il vienne du cerveau d’un petit génie de RCA Records ou directement de Miley, ce pétage de plomb savamment orchestré était diablement bien pensé. Mais que l’on ne s’y trompe pas : Miley Cyrus n’est ni Britney, ni Selena, ni Vanessa et encore moins Christina. Le star-system, elle a grandi dedans le sourire aux lèvres. Elle est à la fois actrice et metteur en scène de son succès. Finalement, Miley Cyrus est une sorte de à l’envers.

À ce niveau-là, causer musique revient presque inévitablement à employer des expressions telles que « parts de marché » ou « positionnement marketing ». La cible évidente de Bangerz, c’est Rihanna. Beyoncé s’est construite une personnalité trop majestueuse pour le côté white-trash de luxe de la starlette quand Alicia Keys lui met plusieurs octaves dans la vue. Pour finir, à la différence de Lady Gaga, Miley Cyrus était déjà célèbre avant de lancer son OPA sur les charts « adultes » et elle est loin d’être assez jolie pour rivaliser avec Katy Perry. Dès l’ouverture de l’album, avec « Adore You », elle marche donc sur les platebandes de Rihanna : même timbre nasillard et même propension à combler les vides de vocalises. Suit « We Can’t Stop » qui avait été initialement proposé, et on comprend vite pourquoi, à la même Riri. En outre, tout le long de l’album, elle cherche à nous montrer son petit côté badass, d’où l’emploi d’un flow sec et désabusé sur « SMS (Bangerz) » (en duo avec Britney Spears) et « Love Money Party ».

Pour le reste, hormis le single « Wrecking Ball », Cyrus ne cherche pas le hit à tout prix. Étrangement, Bangerz réserve un paquet de bonnes surprises. Oeuvre de l’inévitable Pharrell Williams, « #getitright » est la chanson qu’essaie d’écrire Katy Perry depuis des années quand « 4×4 », chantée en duo avec Nelly, est un clin d’oeil intelligemment exécuté à son passé country. Le morceau le plus mémorable de l’album est «  », sorte de version 2013 du «  » de Screamin’ Jay Hawkins. Cyrus nous y dévoile un organe que nous n’avions pas eu l’occasion d’apercevoir jusqu’ici (et il semble bien être le seul) et soutient, du haut de toute sa soul inattendue, la comparaison avec le classique de Hawkins. Mine de rien, elle donne, d’un coup d’un seul, un sacré coup de vieux à toutes les chanteuses soul old-school qui ont émergé ces dernières années. Le rythme de l’album est, lui aussi, parfaitement géré : balades pop, party songs et déclarations d’intention se succèdent en toute fluidité, sous le sceau du fun.

Le coup de force des producteurs, Michael Will Made It en tête, que ce soit sur la country de « 4×4 », sur le fameux « FU » ou sur des morceaux plus hip-hop tels que « Do My Thang », est de parvenir à laisser le champ libre à Cyrus tout en plaçant les chansons dans un contexte résolument actuel. On pourra discuter de la validité d’une telle démarche, mais dans sa qualité d’album de pop très grand public et post-genre, Bangerz tape dans le mille. Toutes les chansons ont, d’une manière ou d’une autre, leur propre touche EDM sans que jamais celle-ci ne prenne le dessus. C’est un peu sa manière à elle de nous dire qu’elle est plus au goût du jour que n’importe qui d’autre.

Nous sommes en 2013 et l’album en tant qu’objet ou étape dans une carrière est désormais considéré davantage comme une dépense marketing que comme un produit générateur de revenus. Et ça, Miley Cyrus l’a bien compris. En ce sens, on peut considérer la sortie de Bangerz comme un prétexte à sa prestation aux MTV Video Awards, ou au clip (visionné plus de 200 millions de fois) de « Wrecking Ball » qui ont tous deux occupé le cyber-espace public (sans oublier les lettres ouvertes répétées de Sinéad O’Connor). Les pop-stars sont devenues des bulles spéculatives, gonflées aux clics et au buzz. Accessible et prémédité, ce troisième album l’est sans aucun doute. Mais il n’est jamais facile.

Si le champ de bataille de la pop des années 10 est squatté par une poignée de divas, seules celles qui arrivent armées d’un sens du timing et d’un art du storytelling implacables peuvent espérer y demeurer. Pour le coup, Miley Cyrus pourrait pâtir de sa propre stratégie : comment être prise au sérieux après avoir « twerké » devant le monde entier, dans des vêtements couleur chair griffés d’un nounours ? La réponse est claire et limpide : en 2013, pour le meilleur ou pour le pire, plus besoin d’être pris au sérieux. Et surtout, la voir chier indirectement sur tout ce que représente Disney, un sourire vainqueur aux lèvres et sans la moindre hésitation, reste l’un des spectacles les plus plaisants auquel nous ayons pu assister depuis un moment.

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