Chroniques

The Men Tomorrow’s Hits

Notre époque est cruelle : pour exciter les foules tout en gardant son « authenticité », il faut soit être une femme avec une grande gueule (Savages), un noir avec une grande gueule (Kanye West aka « the biggest rock star in the world ») ou bien un ermite homosexuel (Deerhunter). Les oreilles de chacun sont trop habituées aux dissonances, les yeux ont vu trop de choses immorales. La bêtise hédoniste a été récupérée par le mainstream. L’appartenance à une catégorie sociologique réellement en lutte pour ses droits est devenue presque indispensable : il faut aujourd’hui une certaine street-cred pour être entendu.

C’est peut-être injuste, mais de nos jours, un groupe de WASP hétéros et qui s’appelle The Men n’a plus aucune chance d’entrer dans le panthéon du rock et de proposer une véritable alternative de vie à quiconque. Des groupes comme The Men, malgré une poignée de chansons inoubliables (dont la désarmante « Candy » qui convoque les fantômes de Johnny Thunders), sont voués, au fil de leurs demi-succès, à demeurer des seconds couteaux. Le groupe de Brooklyn a pourtant passé ces quatre dernières années à enchaîner les perles : Leave Home avait tout du brûlot radical pour casseurs, Open Your Heart d’un grand classique indé à la Replacements, New Moon de l’ovni iconoclaste à l’alt-country fascinante. Mais les temps changent, et ils n’auront pas été cléments avec les poulains de Sacred Bones.

« My mom gave me this guitar/1974 and it’s true/There’s nothing I’d rather do ». The Men sont nés à la mauvaise époque, et semblent aujourd’hui l’avoir compris. Lancé par un riff vintage, Tomorrow’s Hits s’ouvre en effet par ces lignes au comique déguisé, sous-entendant que le narrateur a (au moins) une cinquantaine d’années. 1974, année charnière du rock à pôpa : Clapton et Lynyrd Skynyrd dominent les charts, Lou Reed se voit en Rock’n’Roll Animal quand les Stones clament It’s Only Rock’n’Roll. 1974 est aussi l’année où l’album le plus acclamé par la critique, On The Beach de Neil Young, compte trois titres se terminant par « Blues » et où l’americana n’a rien de démodé. Un âge d’or où The Men aurait pu trouver son petit coin de paradis. Tomorrow’s Hits, dans son trip nostalgique, s’inscrit naturellement dans ces racines américaines annoncées dès la pochette par ces néons que l’on pourrait croiser lors de ces longues déambulades en voiture la nuit, le long des highways. Une pochette qui n’est pas sans rappeler les récents Monomania de Deerhunter et Mechanical Bull des Kings of Leon, deux autres albums en quête d’épuration sur les traces des pneus souillés et de l’asphalte brûlant.

Si sa pochette était bien plus colorée, le très réussi Lousy With Sylvanbriar d’Of Montreal avait également surpris par ses guitares slide tournées vers Memphis. Peut-on de nouvelle jeunesse pour l’americana ? Quoi qu’il en soit, Kevin Barnes, Bradford Cox et les frères Followill se le sont réapproprié. The Men, eux, s’en amusent dans Tomorrow’s Hits. Les saxos de « Another Night » sont quasi cartoonesques, le piano de « Sleepless » dégage un sourire espiègle, « Settle Me Down » s’enfonce sans honte dans le romantisme kitsch, et que dire de « Pearly Gates »… ce morceau monstre qui rend un riff blues traditionnel complètement fou durant six minutes sans baisse de régime.

Comme l’incarne bien ce titre d’album au manifeste impossible et décalé (aussi entêtant que soit le fantastique « Dark Waltz », ce ne sera jamais un hit et surtout pas dans un futur estampillé Miley Cyrus), l’auto-dérision n’a jamais autant eu sa place dans un album de The Men. Quand Mark Perro ne chante pas ses histoires légères de guns, de shériff sou de manque de sommeil, il donne couleur à ses titres par des « oh yeah » ironiques, des woohoo enfantins et un acting caricatural (« p-p-p-paranoia » dans « Pearly Gates »). Leur propre aveu d’échec s’est avec bonheur transformé en moquerie d’eux-mêmes sans tomber dans l’auto-parodie, avec malice et subtilité : pas tout le monde ne va déceler le paradoxe de conclure une chanson sur le rock’n’roll (« Dark Waltz », toujours) par un solo d’harmonica qui humilie méchamment tous les solos de guitare présents dans l’album. Ou la bâtardise d’un riff démarrant comme un assaut punk (« Different Days ») et remis à sa place en quelques secondes avec quelques petites notes inoffensives. Comme pour souligner que l’agressivité virile du rock bruyant trop sûr de sa force de frappe ne fait plus peur à personne, fragile comme une araignée venimeuse prête à être écrasée.

« I hate being young » Perro clame-t-il dans la même chanson. Au fond, The Men n’est plus intéressé à l’idée de faire ce grand album rock derrière lequel ils courent après depuis Leave Home. Ils cherchent simplement à passer du bon temps, avec quelques bières et du bon son qui échappe à cette réalité décevante, à ce monde qui se moque des hommes simples et forts, qui oblige les super-héros à avoir « leur part de faiblesse ». Tomorrow’s Hits charme, électrise, blague, mais surtout, ses auteurs n’ont pas oublié son passé laborieux et ses fondations bancales. Cet album est autant un pur divertissement modeste et joyeux qu’une œuvre au regard amer et acéré sur ceux qui en ont accouché. Deux valeurs parfois fondamentales, surtout quand il s’agit de jouer du vrai rock’n’roll.

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