Chroniques

Juana Molina Wed 21

Les années 2010 sont remplies de modes fondamentalement non créatives dans lesquelles certaines artistes féminines, qui n’ont pas la moitié de la fibre artistique d’une Debbie Harry, sont élevés à des positions cyberdivines (Haim et HollySiz sont ici clairement visées, mais elles ne sont pas les seules). C’est dire si le début de hype dont profite Juana Molina aurait pu enfermer cette intransigeante compositrice dans une catégorie sans spécificité propre. C’eût été une lamentable erreur tant l’argentine semble vivre en autarcie, à l’écart de toutes les tendances, enfermée dans sa banlieue de Buenos Aires. C’est d’ailleurs là-bas qu’elle enregistre depuis ses débuts en 1996 tous ses albums, ne faisant que très peu d’apparitions médiatiques (sauf lorsqu’elle revêt son costume d’humoriste ; elle est célèbre à ce titre au pays de Lionel Messi), ne revendiquant que très peu d’influences et ne collaborant qu’avec des gens de talents (Vetiver, Vashti Bunyan, David Byrne, Deerhoof, pour ne citer qu’eux).

Plus qu’une artiste de son temps, Juana Molina est donc une artiste qui prend son temps (son dernier album date de 2008), construisant patiemment son univers singulier, fait de guitares sèches et de boucles rythmiques. Son sixième album sorti fin octobre débute ainsi avec « Eras », subtil alliage de folk et d’électro. Sacrilège ? Non, car rien ne force à choisir entre les deux genres, et il est fascinant de voir combien Juana Molina évolue à la perfection avec cette double allégeance – seuls quelques rares exemples peuvent se targuer d’une telle réussite, notamment Stina Nordenstam et Björk.

Le style de Juana Molina n’est pas figé pour autant, chaque chanson amenant avec elle un certain nombre de structures étonnantes et d’obsessions pour les mélodies en rotation : claviers et voix flûtée pour « Ferocisimo », musique traditionnelle et mélopée obsédante pour « Bicho Auto », chant planant et synthés cosmiques pour « Las Edades ». Autant dire qu’un palier a clairement été franchi, et cela s’entend sur la quasi-totalité de Wed 21, entièrement fait main, de la composition à l’enregistrement. Un procédé qu’elle répète inlassablement depuis son premier album (le lumineux Rara) et qui lui permet de rompre avec toute forme d’académisme, de songwriting conventionnel ou d’amener ses compositions vers de nouveaux horizons – sur son MySpace (pas récemment, donc), Juana Molina décrivait avec humour sa musique comme du « zouk grindcore ». Une façon comme une autre de n’en faire qu’à sa tête et de ne pas se prendre le chou avec les éloges qu’elle reçoit – Tres Cosas figure par exemple dans la liste des dix meilleurs albums de l’année 2004 publiée par le New York Times.

Wed 21 n’est pas pour autant un album abscons, exclusivement tourné vers les arrangements complexes, épris d’expérimentations et de délires sur les bienfaits de la nature. Non, c’est simplement qu’avec Juana Molina, l’électro-folk se fait plus sensible, inventive et envoûtante. Et jamais stéréotypée. Un seul titre suffirait d’ailleurs à le prouver : « Sin Guia No », d’une beauté mélodique rare, aux confluents de la transe et de la pop primale.

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