L’une des grosses tendances des années 2010 consiste à remettre au goût du jour le R&B, style monstrueusement vendeur dans les années 90. Désormais largement déserté par les gros producteurs, il est devenu le terrain de jeu de tout un tas de jeunes personnes talentueuses : AlunaGeorge, Jessie Ware, The Weeknd, How To Dress Well et Frank Ocean entre autres.
Avec ce disque de Jessy Lanza, chanteuse canadienne de formation classique, qui a été produit par Jeremy Greenspan (l’un des deux Junior Boys), le label Hyperdub rattrape le train en marche et en profite pour mettre un premier pied dans la pop. L’objectif ici n’est pas de suivre l’exemple Disclosure et de viser les sommets des charts à coups de refrains accrocheurs. Lanza entre dans une structure bien connue des fans de dubstep anglais, l’antre de la bass-music cérébrale initiée par Kode9 et repaire d’artistes tels que Burial, Zomby et Flying Lotus. Pull My Hair Back tire aussi ses origines, pour les profanes, d’un autre sous-genre des années 90 baptisé (le plus modestement du monde) IDM pour « Intelligent Dance Music ». Quand on pense néo-R&B ou alt-R&B, AlunaGeorge est ce qu’il se fait de plus pop. L’expérimentale Jessy Lanza, elle, se placerait plutôt de l’autre côté du spectre.
Sur Pull My Hair Back, les sonorités apparaissent parfois comme des réminiscences classieuses de certaines BO romantiques – très probablement fantasmées d’ailleurs, mais c’est un autre débat – de films américains des années 80, la voix rêveuse puisant quant à elle ses nuances dans le fameux R&B première époque d’Aaliyah & co, comme sur le sensuel et minimaliste « Kathy Lee ». À l’opposé, quand Greenspan muscle ses lignes de basses, par exemple sur « Fuck Diamond », avec ses dubs de voix joueuses et ses claps délicieusement old-school, l’atmosphère est plus propice à électriser un moment « intime » qu’à retourner un dance-floor (ce que la dame est tout à fait à même de faire, comme sur produit par Ikonika).
La voix de Jessy Lanza prend toute son envergure sur « Against The Wall », sommet de l’album où la canadienne revisite la disco à coups de guitares funky et à la force d’un feulement incisif et retenu, comme lâché à distance et placé en réponse aux parties de clavier. Sa voix parvient à créer un groove de plus en plus fiévreux à mesure que la machine s’emballe. Sur « Keep Moving », son débit saccadé remplace presque le beat du morceau. Même topo sur « As If ». Quand elle chante pour de vrai, le résultat est tout aussi impressionnant : ses notes sur le refrain de « Pull My Hair Back » sont juste assez aigües pour faire décoller le morceau, quand ses trémolos de Mariah Carey des cimes servent de pont rêvé. En bref, plutôt que de simplement tenir son rôle de chanteuse, elle intègre pleinement son organe dans la construction des morceaux. Et ce choix s’avère diablement efficace.
En plus d’arrangements électro sans fioritures, Jessy Lanza s’affirme donc via un style de chant unique et mis aux nues intelligemment par la production que n’aurait pas reniée un certain Jamie xx. Elle rappelle parfois Grimes ou Chromatics, avec son style sobre et détaché qui pourrait, à la première écoute, donner un côté un peu trop glacial à l’ensemble. Mais cette première livraison de sensualité éthérée et dopée aux basses fréquences est parée de suffisamment d’éclats pour qu’on ait envie de s’y attarder un peu, le temps de briser la glace.