Chroniques

Jay-Z Magna Carta… Holy Grail

Il se passe quelque chose entre la religion et le rap. Planter la concurrence et s’édifier en hégémonie hip-hop a toujours été le moteur principal des MC. Mais après avoir écrasé l’ensemble des prétendants au trône, le rappeur se retrouve toujours face à un ultime adversaire : Dieu. Ne supportant pas d’être regardé de haut par ce rival de taille, certains vivent parfois mal le duel divin. Avec son God Forgives, I Don’t, Rick Ross essayait donc l’année dernière de rappeler qui est le vrai patron, tandis que Kanye West hurle qu’il est Dieu sur son tout récent Yeezus (si vous êtes passés à côté de notre chronique de la bête, here it is). De son côté, Jay-Z parait pourtant serein. À le voir mettre en orbite son Magna Carta…Holy Grail, il semble que la question ne lui traverse même pas l’esprit. Il n’est pas Dieu, il est mieux.

Parmi les protagonistes qui balisent le manuel de gestion du leak, il y a les victimes (Daft Punk, malgré tout leurs efforts), les blasés (Kanye West qui ne confisque même pas les portables lors des écoutes presse) et Jay-Z. En officialisant un partenariat avec Samsung qui propose à ses utilisateurs 1 millions d’exemplaires du disque trois jours avant la sortie officielle, le rappeur transforme un inévitable leak en disque de platine. « We need to write the new rules » déclarait-il dans une vidéo promo le présentant attablé en studio en compagnie de ses apôtres. Il semblerait que les nouvelles règles dont parle le new-yorkais s’appliquent davantage au marketing qu’à la musique. Car si Jay-Z a souvent été un explorateur hors-pair en termes de business, tout au long des onze albums solo qui jalonnent sa carrière, l’homme n’a que rarement pris de gros risques artistiques, préférant privilégier la quête de l’imparable single bouffeur de charts comme c’est ici le cas. Car avec « Holy Grail », son piteux hommage à Nirvana enregistré avec Justin Timberlake où celui-ci chante « we’re all just entertainers / and we’re stupid and contagious », Jay-Z est d’ores et déjà amené à exploser les compteurs Youtube, tout comme l’angélique « Part II (On The Run) » sur lequel le couple le plus célèbre du monde rejoue son numéro de Bonnie & Clyde. « Oceans », « Somewhereinamerica », « Picasso Baby », « Tom Ford » sont autant de morceaux impeccables que l’on imagine sans effort dans les classements billboard.

En cela, Jay-Z demeure un pur produit de la bannière étoilée. À l’image de Frank Sinatra auquel il se compare sans cesse, Shawn Carter réanime à l’ère du laptop l’esprit de la légendaire Tin Pan Alley. Fondés à la fin du XIXème siècle sur la 28ème rue Ouest de New-York, ces buildings où se concentraient éditeurs, compositeurs, paroliers et interprètes ont vu passer des figures historiques comme Cole Porter, George Gershwin ou Scott Joplin tout en donnant naissance à une grande partie des chansons les plus importantes de la musique américaine pré-rock’n’roll. De cette sorte d’Hollywood de la musique se dégageait alors l’envie toute américaine de transformer la musique en business, quitte à choquer la tradition romantique européenne d’un art détaché de toute velléité commerciale. À force de chercher à abreuver les scènes de Broadway de chansons intemporelles, les songwriters qui débordaient des bureaux de la Tin Pan Alley ont donc façonné tout un tas de théories plus ou moins fumeuses sur la méthode à adopter pour écrire le hit parfait.

De toute évidence, la manière de travailler de Jay-Z s’inscrit dans cet héritage. Contrairement à son ancien protégé Kanye West, il se fout copieusement des pauses arty et vise le morceau imparable. Pour cela, sous le nom de l’entreprise qu’il est devenu, il aligne un impressionnant casting de producteurs et collaborateurs qui ont déjà fait leurs preuves dans le domaine des morceaux cinq étoiles. Timbaland, Swizz Beatz, The-Dream, Pharrel Williams, Mike Dean, Adrian Younge, Boi-1da, Hit-Boy, Mike Will Made It et beaucoup d’autres, autant d’hommes de l’ombre plus ou moins médiatisés qui grattent pour la star et savent s’effacer derrière son éclat. C’est ce Tin Pan Alley contemporain qui arrose Magna Carta…Holy Grail d’une prévisible pluie d’écus. On retient notamment le beat massivement sudiste de « Tom Ford » qui pourrait sans complexe résonner en strip club, ou encore « Oceans » qui partage son spleen digital avec… Frank Ocean. Avec le même goût morbide que celui qui anime le récent engouement pour les hologrammes, le poignant « Jay Z Blue » ressuscite même brièvement le grand Notorious B.I.G le temps d’un tête à tête funèbre qui rappel l’époque de « Brooklyn’s Finest ».

Sa démesure racoleuse, Magna Carta…Holy Grail l’assume jusque dans son titre. En envoyant côte-à-côte le et le Saint Graal, Jay-Z tient à souligner que son champ référentiel va désormais bien plus loin que le classiques triangle Scarface-Scorsese-Menace II Society du hustler moyen. « Quand tu es arrivé au sommet de la montagne, continue de grimper » raconte un vieux proverbe chinois. Au placard les albums qui haranguaient le parcours du dealer devenu self-made man millionnaire (American Gangster en 2007), l’heure est maintenant au self-made-man millionnaire devenant figure divine. Cela fait d’ailleurs plus de six ans que Jay-Z n’apparaît plus sur ses pochettes de disques, comme pour rappeler qu’il n’est plus de ce monde. Progressivement, il abandonne aussi ses références à la culture urbaine au profit d’évocations plus classiques et académiques. Statues grecques en couverture, Mona Lisa, Picasso ou Basquiat dans les textes, c’est avec intelligence que Jay-Z accumule les clins d’œil à la culture légitime pour assurer sa distinction d’avec la mêlée du rap ghetto.

Sans jamais se renouveler réellement, Jay-Z parvient toujours, à 43 ans, à captiver le monde par sa démesure cinglante et ses ambitions colossales. Preuve que son œuvre véritable, celle qui lui fait vendre des millions de disques, tient surtout dans la mise en scène de sa représentation et dans l’orchestration de sa montée au cieux. Car derrière cet entertainer démiurge résonnent les échos et les aspirations d’un pays bigger than life tiraillé entre le religieux et le profane, entre Disney Channel et Charles Manson. Et tant que quelque part en Amérique, des filles comme continueront à danser le twerk, le tout puissant devra faire avec la présence de Monsieur Shawn Carter.

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