Julee Cruise. A priori, ce nom ne vous dit absolument rien. Pourtant, si comme nombre de sériephiles curieux de l’univers cinglé de David Lynch, vous avez jeté un œil forcément passionné à son escapade télévisuelle, j’ai nommé Twin Peaks, vous connaissez cette chanteuse. Oh, on ne la voit que peu, mais sa voix hante bon nombre des chansons présentes dans le show, dont la sublime « Falling ». Un chant éthéré, triste, bouleversant. Le premier morceau de ce Reward Your Grace, quatrième album des messins de Feeling Of Love (le deuxième chez Born Bad après Dissolve Me en 2011), s’appelle tout simplement « Julee Cruise ». Non sans raisons.
On imagine aisément le trio mené par Guillaume Marietta avoir écouté les albums de la Cruise en composant le leur. Musicalement pourtant, il serait difficile de faire plus éloignés que ces deux univers. Là où le grand Angelo Badalamenti créait une ambiance tout ce qu’il y a de plus lynchienne pour sa muse, Feeling of Love joue dans une cour faite de bruit et d’urgence, une sorte de « post-garage shoegaze » comme ils le disent eux-mêmes. Et effectivement, l’ensemble est bruyant, parfois un peu too much (« Jealous Guy »). Mais la grande majorité des dix titres nous emmène sur un terrain glissant, jalonné de krautrock et de psychédélisme, duquel FoL se sort à merveille. On pense parfois aux meilleurs moments (si, si, il y en a) des discographies de Stuck In The Sound et HushPuppies, ou, pour s’éloigner de l’Hexagone, à Thee Oh Sees ou Girls, groupe avec lesquels ils ont partagé la scène lors de leur tournée US. Ceux qui ont (aussi) tourné avec Ty Segall offrent un peu de punk à leurs compositions, nous rappellent les Horrors lorsqu’ils étirent génialement leurs compositions (« Castration’s Fields », riff tendu et synthé lumineux, où quand Faris Badwan se fait … lynchien. Voyez, on y revient) et, grosso modo, s’inspirent de quelques-uns des meilleurs chapitres du rock actuel.
Si, à première écoute, on peut juger que leurs compositions n’ont, finalement, rien d’exceptionnellement original ; que le chant est parfois très limité (« Girl your mother is your best friend ») ; que le shoegaze, bon, ça va un moment. Oui. Mais non. Nous revoici dans la rieuse bourgade imaginée par Papa Lynch : comme Twin Peaks était capable de passer sans transition du show policier au soap, de la loufoquerie au fantastique, Reawrd Your Grace surprend lui aussi à chaque titre. Impossible de deviner à quoi va jouer le trio lors du morceau suivant. De la rage ? De la douceur ? Un mur du son ? Et le clavier, caché ou au premier plan ? Mais bordel, vous jouez à quoi les mecs ? Et bien ils jouent, tout simplement. Ils jouent à se faire plaisir, à décontenancer l’auditeur et ne ratent que rarement leur coup pour mieux nous prendre aux tripes et aux jambes. « I Could Be Better But I Don’t Wanna Change » en est l’illustration parfaite, jusque dans son titre. Le morceau commence comme un simple titre de rock un peu fougueux, puis le chant fout le camp, laissant place à un riff de guitare distordu, violent, absorbant son auditeur. Ces mecs sont vraiment de très glorieux branleurs.