Tout le long de , on suit des personnages sur le point de perdre pied pour de bon, des désabusés, des paumés. « Blues partout, blues tout le temps », entend-on, comme une mantra, sur « Jeunesse Talking Blues ». On entend aussi « Je fais semblant / à un point / c’est devenu absurde / Je suis vraiment une imposture » sur « Rag#3 ». Tous se posent des questions d’ordre moral et semblent jouer leur destin à chaque détour de couplet. Lors d’une rencontre organisée à quelques jours de la sortie de l’album, leur chanteur nous avait d’ailleurs déclaré : « Ce qu’on veut, nous, c’est pisser droit ».
Mine de rien, et en laissant de côté (pour le moment) tout jugement de valeur, l’engouement autour de Fauve est certainement dû au fait que, depuis longtemps, personne ne s’était exprimé avec une telle conviction (et en français) sur des sujets qui concernent autant de monde. On a beaucoup parlé d’Aline, de Granville ou de Pendentif, de la « nouvelle scène française », mais ces groupes demeurent dans une démarche pop. Fauve, à l’inverse, s’inscrit dans la droite lignée des groupes populaires, avec une musique qui se veut rassembleuse. De par la forme « spoken word » ou « slam » de leur musique, les mots revêtent ici une importance toute particulière.
Si les sujets qu’ils abordent « concernent » autant de monde, encore faut-il que l’auditeur puisse se sentir concerné. Pour ça, Fauve utilise de nombreux marqueurs : il y a d’abord le « Jeunesse » du titre de « Jeunesse Talking Blues », ce qui sous-entend de manière à peine cachée un truc du style « ON PARLE DE VOUS LES MECS », « De Ceux » et son « nous sommes de ceux » répété à l’infini, sans oublier la fable « Vieux Frères ». Ici, le narrateur se fond dans la masse. Mais parfois, il se distingue, il réduit le spectre : il y a l’histoire d’amour de « Lettre à Zoé » et son alter-ego « Infirmière », ou le scénario de « Voyous » qui manque de déraper en mode C’est arrivé près de chez vous.
Cela dit, l’étiquette du groupe qui cherche à parler au plus grand nombre, du groupe « générationnel » ou « concerné », ils la rejettent en bloc: « Nous, ce qu’on fait, c’est qu’on parle de nous et on parle à notre cercle intime », racontait le chanteur lors de cette même interview. Pas du genre à écrire le nouveau « Sunday Bloody Sunday », les Fauve. Ils ont bien senti le piège. Même si, comme ils le disent, leur champ d’action ne dépasse jamais le cadre de l’intime, Fauve relate, de manière sous-jacente, ce qui ressemble à des chroniques de la vie quotidienne : « Quoi de pire que ce putain de trio / Métro boulot dodo » (« Voyous »), « Et aujourd’hui encore je vais mettre en marche le simulateur de travail » (« Rag#3 ») ou encore « Poches trouées / carte bloquée / dépassement d’autorisation de découvert / demande à tes parents / crédit / loyers d’enculés » (« Jeunesse Talking Blues »).
Qu’ils s’en défendent ou non, tous les marqueurs d’un groupe qui se veut « générationnel » sont présents, du manque de perspectives d’avenir à la misère sexuelle en passant la violence des rapports humain, une bonne partie des constats énoncés dans Vieux Frères sont identifiables et identifiés. Fauve cherche à parler à tous ces gens qui leur ressemblent.
Et il serait idiot de penser qu’ils ne proposent aucune alternative, car c’est précisément là que le bât blesse. Fauve a beau être un groupe franco-français indépendant, on ne peut s’empêcher de penser, à l’écoute de chansons comme « Tunnel » (« On est tristes d’être humains / On réclame en pleurant une naissance nouvelle / L’admission par baptême dans une nouvelle confrérie / Mais on redoute de ne pouvoir obtenir ni l’une ni l’autre / Que le monde refuse de s’arrêter pour nous ») ou encore « De Ceux » (« Nous sommes de ceux qui établissent des stratégies dans l’obscurité / pour reprendre la main / Jouer selon leurs propres règles et forcer le destin ») au sous texte de hits planétaires comme « » de Lady Gaga ou « » de Katy Perry.
Ces deux morceaux, qui racontent d’un côté « nous sommes tous nés superstars » et de l’autre « baby tu es un feu d’artifice » représentent de grands messages à la fois universels et individuels, à une époque où l’estime de soi, la manière de se représenter (virtuellement ou non) connaissent de profondes mutations. Ce que Gaga, Perry et d’autres (Christina Aguilera notamment, avec son « », et Beth Ditto sur la moitié de ses chansons récentes) disent en somme, c’est que « le monde est oppressant, c’est vrai, mais ton droit de briller et de Vivre est universel ». La question, à ce niveau là, c’est : comment donner une certaine légitimité populaire à sa musique ?
Côté Fauve, où l’on se présente comme un « collectif ouvert », on opère avec des mécaniques très similaires, et ce même si la mise en parallèle peut paraître farfelue. Première étape : poser un contexte où c’est un peu la lose (comme le « t’es-tu déjà senti comme un sac plastique / Qui vole au gré du vent, avec l’envie de tout recommencer ? » de Perry sur « Firework »). Deuxième étape : raconter le combat (« ne te cache pas derrière les regrets / aimes-toi et ce sera bon / je suis sur les bons rails bébé », pour Gaga). Troisième et dernière étape : en tirer les conclusions. C’est qu’elles sont importantes, les conclusions. Chez Gaga, on a des conseils de grande soeur avec « Don’t be a drag, just be a queen » quand Katy Perry tient à peu près ce langage : « Laisse exprimer tes couleurs, tu vas les laisser sans voix ». Les ficelles sont évidentes : on en appelle aux névroses de son public (la communauté LGBT pour Lady Gaga et les adolescentes en fleur pour sa consoeur) et on en tire un message rassembleur, un peu boy-scout. Fauve, derrière leur radicalité anti-marketing et la violence de leurs mots, utilisent exactement ces mêmes ficelles de storytelling creuses et éculées.
Par exemple, « Jeunesse Talking Blues », chanson où on nous parle de « cachetons », de « poches trouées » et de « physique ingrat » se termine dans un « Frères d’armes, sœurs d’armes, cohésion blues […] dans les joies, dans les peines, toujours en cercle, serrés ». Sur « Loterie », le jeune bourgeois mal à l’aise dans sa condition de jeune bourgeois nous déclare que : « J’aurai vécu tout ce qu’il y a à vivre et j’aurai fait tout ce que je peux faire / Tenté tout ce qu’il y à tenter / et surtout on m’aura aimé ». Quant à « Vieux Frères », c’est un « Vieux Frères / on va se casser de ce tunnel / On va prendre notre revanche / Vieux Frères » qui clôt la bataille.
« Les membres de FAUVE sont liés par une conception partagée de la Vie et des Gens. […] FAUVE adhère de façon inébranlable à la croyance selon laquelle l’Amour peut rafler la mise dans ce monde bizarre », affirment-ils, dans une veine un peu mystique, sur leur page Facebook. Comment trouver du sens là-dedans ? Malgré tous les signes placés là pour nous laisser croire qu’il est ouvert aux autres, Vieux Frères est un album épouvantablement narcissique déguisé en geste générationnel. Ce qu’il pointe du doigt, il est incapable de le remettre en cause, si ce n’est qu’il propose à un problème collectif un éventail de solutions intérieures et abstraites. Une révolte inoffensive, un statu quo. Au mieux, la seule chose que Vieux Frères raconte sur la génération Fauve, c’est qu’elle n’est bonne qu’à se pisser dessus en attendant qu’on lui change sa couche.
Certes, Fauve s’adresse à des gens un peu plus âgés que Katy Perry & co. Les maux qu’ils décrivent, leur malaise existentiel, leur souhait de ne plus être « l’esclave » sont bien réels, mais ils ne sont ni jamais mis en perspective, comme si seuls des mots crus étaient capables d’exprimer une souffrance réelle. Pour Fauve, les origines sociales, structurelles et économiques de ce malaise ne peuvent être résolues, et sur Vieux Frères, ils ne vous proposent pas de sortir de votre « métro boulot dodo » : ils vous le renvoient à la figure. Il vous collent un pistolet émotionnel sur la tempe en vous disant « moi aussi, je vis ça, je suis comme toi » sans jamais dépasser ce stade. Car au final, Fauve est avant tout fait pour profiter à ses membres. Ils le disent eux-mêmes en interview.
L’origine de ce fameux malaise est pourtant bel et bien identifiable, mais Fauve n’en parle jamais. On ne demande pas à la musique de changer le monde ou les consciences, mais au moins que ceux qui cherchent à le comprendre un peu mieux ne se laissent pas berner par un collectif qui n’a pas l’honnêteté intellectuelle d’aller au bout de sa démarche.