Depuis plus ou moins un an, les américaines montent singulièrement au créneau pour donner le « la » du songwriting. Il y a d’abord eu St Vincent, Courtney Barnett, Angel Olsen, Waxahatchee et Perfect Pussy. Et en attendant Sharon Van Etten, voici un nouveau disque en forme d’antidote à l’uniformisation des comportements imposée par tous les supports. Comprenez par là : on n’imagine pas vraiment Erika M. Anderson, aka EMA, bombarder de selfies son compte Instagram. Par-dessus le marché, The Future’s Void, deuxième album d’EMA, prend presque des allures de concept-album : tous les titres traitent d’une sorte de quête d’identité dans un système 2.0 de l’Internet ressenti majoritairement comme oppresseur et malsain.
Dès son premier album, EMA avait particulièrement marqué les esprits avec le morceau « », où elle racontait son dégoût pour l’Etat si cher à Arnold Schwarzenegger (elle venait de quitter son Dakota du Sud). Past Life Martyred Saints – c’est le petit nom du premier bébé d’EMA, faisait figure de carte de visite convaincante doublée d’une déclaration d’intention prometteuse.
Et The Future’s Void est exactement ce qu’on pouvait attendre d’un second album d’EMA : on y découvre un peu plus la dame Erika, le tout soutenu par une esthétique post-grunge (et quelques pépites). L’album enchaîne les compositions tantôt très produites, tantôt dépouillées et plus solennelles. EMA est une artiste pop et comprend bien la difficulté à allier les deux mondes tant la légèreté de la pop est devenue l’alliée objective des grandes marques et des médias mainstream. Tout ça se retrouve jusque dans les thématiques : tout le disque évoque un profond inconfort. En somme, ce que cherche à dire Anderson, c’est qu’être grande, blonde, américaine et très « télégénique », ça ne vous prédispose pas exactement à causer géopolitique.
Cela dit, dès « Satellites », qui ouvre les hostilités, EMA semble répondre « chiche » à un pareil défi. Une évocation historique sert de mise en abyme du malaise qui traverse l’album : « The world was divided by a wall of concrete and a Curtain of Iron » (« Le monde était divisé par un mur de béton et par un Rideau de Fer »). La référence aux satellites du titre marque la transition d’un monde régi par un équilibre de superpuissances, auquel a succédé un environnement constitué de parasites. Un peu étrange et inhabituel au premier abord mais, on va le voir, dans le contexte de l’album, ce propos prend toute son ampleur.
Musicalement, les chansons piochent allègrement dans des humeurs très 90’s. On lorgne parfois vers Nine Inch Nails quand il s’agit de faire parler les machines en mode bruitiste. La pop du single badass « » sonne comme une parodie de Hole ou des Smashing Pumpkins, carrément jouissive. Ailleurs, les références à la pop culture sont plus traditionnelles, comme lorsqu’elle invoque H. P. Lovecraft dans « Cthulhu ». On pense parfois à Brian Eno (« 100 Years »), Lou Reed (« 3Jane », « When She Comes ») mais aussi à deux figures féminines proches de ce dernier : Laurie Anderson et Nico.
« Makin’ a living off of takin’ selfies, is that the way that you want it to be ? » (« Gagner ta vie en prenant des selfies, c’est vraiment ce que tu veux faire ? »). Pour EMA, qui pose la question clairement dans « Neuromancer », cette nouvelle habitude du selfie ne génère que paranoïa et crise d’identité. Le constat est désabusé et sombre. Pour essayer de relativiser, l’interprète situait ainsi son disque dans une récente à Libération : « Pour moi, c’est plutôt l’épisode sombre d’une trilogie, comme L’Empire contre-attaque ou Retour vers le futur II ». Ce propos révèle en filigrane les raisons de l’emploi de cet emballage pop (même si un morceau comme « Smoulder » ne peut que sonner désagréable à une oreille non-avertie) : il permet de faire passer plus facilement certains commentaires profondément négatifs. Classique.
Epilogue sans ambiguïté aucune cette fois, « Dead Celebrity » condamne à mort la quête de célébrité superficielle sur un air des « Taps » traditionnel dans l’armée américaine et une mélodie ressemblant au gospel « Amazing Grace ». La trompette est remplacée par un orgue cheap histoire de dédramatiser la tragédie dont il est question. Le talent de « punchlineuse » d’EMA semble d’ailleurs provenir tout droit du rap. Mais la chanson reste à l’image du disque, et de son auteur : elle oscille entre profondeur et ironie, se montre à la fois sérieuse et superficielle. À une autre époque, le verdict aurait pu paraître exagéré voire naïf, mais c’est finalement une adhésion globale au constat établi qui en résulte. Reste plus qu’à attendre un retour à l’optimisme dans le troisième volet de la trilogie.