Chroniques

Drake Nothing Was The Same

Pour l’intégriste rap classique, Drake est coupable d’à peu près tous les vices possibles. Il est canadien, a grandi dans l’opulence, traîne des casseroles (son rôle dans la série Degrassi) et lorgne ouvertement vers le r’n’b mainstream. En soi, le gentil gamin de Toronto se situe donc à l’exact opposé de la figure du rappeur communément véhiculée par les années 90 et cristallisée depuis dans la conscience collective. Rien d’étonnant donc à ce que le monde s’acharne parfois à le faire passer pour un con. lui a ainsi balancé Common tandis que Ludacris le considère comme . Dans le même temps, de son single «  » dépasse déjà les dix millions de vues sur YouTube en le présentant comme la plus grosse victime du rap game. Mais derrière ses atours de loser, Drake est un rappeur intelligent. Via son utilisation de Myspace, il a même été l’un des premiers de la jeune génération à savoir profiter pleinement de la puissance d’internet comme générateur de buzz et déclencheur de contrats XXL (on débattra plus tard de la validité de ces techniques). Depuis, le trajet est devenu la norme et Drake l’un des rappeurs 2.0 les plus vendeurs.

Par son statut de MC sans pays et sans histoire, Drake peut difficilement brandir le drapeau de l’authenticité si souvent utilisé par certains pour justifier une musique déjà entendue mille fois. Tout comme beaucoup de rappeurs blancs, le canadien cherche donc à compenser son handicap par la connaissance quasi-encyclopédique de la culture rap. À la manière d’un Eminem citant sans cesse Mobb Deep et 2Pac à ses débuts, Drake construit un rap tout en références et retours en arrière, comme pour y trouver sa propre consistance. Plus encore que son excellent prédécesseur judicieusement nommé Take Care, ce Nothing Was The Same est hanté jusque dans son titre par la nostalgie d’une époque et surtout d’un lieu : le New York des 90’s. Mais loin d’un passéisme forcené comme celui de Joey Badass, le Canadien glisse des hommages plus qu’il ne singe un style, renvoyant subtilement sa musique à une période sans cesse prise comme point de référence lorsque l’on parle de hip-hop « authentique ». Il est donc question de New York sur «  » qui sample le Wu-Tang Clan et invite Jay-Z, sur le superbe morceau «  » ou sur la pochette (hideuse) qui rappelle les visuels de Illmatic et It Was Written par Nas. Les visées du rappeur canadien sont d’ailleurs énoncées dès «  », le premier morceau de son album : « Tous ces fantasmes 90’s en tête / Mais avec moi, ils deviennent vrais en temps voulu ».

Mais alors que le discours du rappeur semble relire l’histoire du rap, sa musique, elle, continue d’avancer vers l’avenir. Sur Nothing Was The Same, les productions du génial Noah « 40 » Shebib gagnent en sobriété par rapport à l’exubérance sudiste de Take Care. En compagnie d’autres bidouilleurs de talent (Chilly Gonzales, Hudson Mohawke, Majid Jordan ou Boi-1da entre autres), 40 dessine un rap aux paysages multiples, perdu entre les frontières et les espaces-temps. Des drug houses violettes du style chopped and screwed jusqu’aux déserts oxygénés du post-dubstep, c’est une grande déroute d’images qui est ici convoquée au service d’un album pourtant d’une remarquable cohérence. Derrière des instrumentations cotonneuses et futuristes, Nothing Was The Same est traversé pourtant d’une nostalgie autant spatiale que sentimentale et géographique. À cette image, l’impeccable  » prend presque la forme d’une saudade digitale, une ode R&B à une terre promise que l’on n’imagine pas vraiment être Toronto.

Pourtant, même s’il regarde ailleurs, Drake ne renie en rien sa ville d’origine. D’autant plus qu’en livrant son plus mauvais album en date (Kiss Land, chroniqué ici), The Weeknd vient malgré lui de remettre les clefs de la cité canadienne à son ancien mentor. Sur le single « Started from the Bottom » qui a valu à Drake tant de railleries, le rappeur au sourire Colgate clame certes qu’il est parti de rien, mais ce « rien » semble surtout décrire l’inexistence rapologique de sa ville plus que les entrailles fumantes d’un ghetto imaginaire (« I know, luckily I didn’t have to grow there/I would only go there cause there’s niggas that I know there », chante-t-il dans « Wu Tang Forever »).

La vidéo de « Started from the Bottom » souligne d’ailleurs ce rêve d’expatriation en commençant dans les neiges de Toronto avant de finir sous le drapeau de la République Dominicaine dans une nuit de champagne. Loin des centres-villes américains du hip-hop, Drake a finalement lui aussi grandi dans un ghetto culturel, une zone abandonnée par les dirigeants du rap. Et entre fierté de ses origines et désir de s’en détacher, le rappeur construit finalement un système de street credibility alternative. Parti de rien pour arriver au sommet : la méritocratie classique du rap US est inversée ici, et le storytelling de Drake, jeune fils de bourges et un peu complexé élevé au même rang que les gars de la rue, est étrangement efficace. La revanche culturelle d’un gamin nostalgique écartelé par les points cardinaux mais définitivement plus malin que beaucoup des résidents des beaux quartiers du hip-hop.

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