Vivre ou mourir. C’est de manière manichéenne que la question se pose aux groupes qui marquent plusieurs décennies de pop music. Par pudeur, on taira le nom de ces formations nées pendant les années 1980 et qui ont passé l’arme à gauche de n’avoir pas su s’adapter. Certaines comme R.E.M, conscientes de leurs faiblesses, sont parties dans la dignité. D’autres comme U2 survivent sous perfusion, radotent, se contentant de trimbaler leur ombre comme un souvenir. Depeche Mode a frôlé la mort à plusieurs reprises (rappelons que son chanteur Dave Gahan s’est même retrouvé en état de mort clinique), mais le groupe pratique avec elle un jeu de séduction macabre qui fait de lui un des rares de l’époque à tenir debout, avec Pet Shop Boys peut-être.
Certes, on s’est fait très peur. Passons sur plusieurs épisodes des années 1990 qui sonnèrent pour Depeche Mode comme une crise d’adolescence tardive, un shout rock’n roll. Plus récemment, en 2009, c’est musicalement que le trio de Basildon a failli se perdre. Pour la première fois, il regardait vers le passé, suivant le bal des revivalistes synthpop : un comble. Sounds of the Universe ne donnait aucune direction, ses compositions assez faibles s’apparentant chacune à un agrégat d’idées, pas toutes intéressantes, jetées à la va-vite. Ce n’est pas le talent de Martin Gore qui marqua l’album, mais bien les nombreux synthétiseurs vintage qu’il acheta sur eBay.
En fabriquant Delta Machine, le groupe s’est souvenu que son meilleur instrument est la voix de son chanteur. Après son passage à vide, Dave Gahan a considérablement musclé son organe (on parle bien du même). Comme « » en 2005, « Angel » lui donne des airs de vieux loup marchant sur le chemin de la rédemption, ancien pêcheur devenu prêcheur, sans prêchi-prêcha. Depuis Violator (1990), les musiques noires américaines hantent les albums de Depeche Mode. Mais même Songs of Faith and Devotion (1993) et Ultra (1997) ne plaçaient pas le blues du delta à égalité avec la machine.
Riff mississippien, tempo lent et voix languide, « Slow » affirme la conversion du groupe à une écriture plus sobre et moins complaisante : par endroits, on verrait presque apparaître un ancien collègue de l’écurie Mute, Nick Cave (période Abattoir Blues/The Lyre of Orpheus). « My Little Universe », qui balance entre krautpop et acid techno, mais aussi les minimalistes « Welcome To My World » et « The Child Inside » sont construites autour des incantations de Gahan et Gore. L’ajout tempéré de nappes de synthés et de basses répétitives permet à la magie d’opérer, comme sur le splendide « Alone ».
Il est amusant de constater que dix-huit ans après le départ d’Alan Wilder, le groupe et lui expérimentent dans des directions semblables. Dans le cadre de son projet solo Recoil, l’ancien membre de Depeche Mode, souvent regretté par les fans, avait fait appel à un bluesman de la Nouvelle-Orléans, Joe Richardson, pour élaborer son album SubHuman (2007). Si l’hypothèse d’une reformation semble toujours peu vraisemblable (l’apparition de Wilder sur scène avec le groupe a relancé les paris), elle serait du moins possible du seul point de vue artistique.
Quoi qu’il en soit, les inconditionnels de Depeche Mode qui ne jurent que par les quinze premières années du groupe vont être obligés de reconsidérer leur position. Parce qu’il est son album le plus audacieux, Delta Machine déplace le centre de gravité de sa carrière et nécessite qu’on l’observe sous un angle nouveau. Même s’il reste habité par l’idée de faire danser, le trio ne triche plus. Les maux sont là, plus question de les dissimuler. Dans leurs choix de setlist, les shows live pourraient s’avérer plus sombres qu’autrefois. À moins que ce ne soit encore qu’une tentative de laisser croire au pire. « Goodbye », nous dit Depeche Mode au terme d’une heure d’écoute. On espère, au contraire, que ce n’est qu’un début.