Chroniques

Danny Brown Old

Chaque jour que le rap vieillit, les rappeurs rajeunissent. L’âge n’a pourtant jamais vraiment été un critère déterminant dans un style musical privilégiant souvent la dureté du vécu à l’enthousiasme juvénile, comme pour asseoir la valeur de son discours dans le paysage culturel. Mais pour la nouvelle génération née avec le rap, nul besoin de chercher à justifier un genre musical qu’écoutaient déjà papa et maman. Dès lors, n’importe quel jeune de bonne famille peut s’emparer du rap pour tenter de l’amener plus loin que ses élucubrations de ghetto. Conséquence logique, l’âge moyen des rappeurs baisse tandis que les MC écorchés par leurs années de galère sont de plus en plus confinés à l’underground. Dans la salve rapologique qui a ébouillanté ces derniers printemps, les gamins sont désormais la norme : Joey Badass (18 ans), Earl Sweatshirt (19 ans), Mac Miller (21 ans), Tyler the Creator (22 ans), ASAP Rocky (25 ans) ou les doyens Kendrick Lamar et Drake (26 ans chacun). Mais on a beau chercher, aucun de ces nouveaux rappeurs n’a le passé chargé d’un Ol Dirty Bastard, d’un Prodigy ou d’un Gucci Mane. Au milieu de cette horde de kids sans problèmes, Danny Brown fait donc figure de grand frère franchement barré. À 32 ans, le MC aux dents pétées est de tous les featurings et vient poser son rire de crackhead dans le bac à sable dès qu’il s’agit de faire le con (comme au ou lors de ). Mais derrière ses looks de hipster barjot et ses blagues de cul, personne ne s’est vraiment questionné sur la présence de ce vieillard un peu salace.

Pourtant, Danny Brown est d’une toute autre lignée. Né en 1981 à Détroit, c’est dans le décor des usines automobiles et des bicoques désaffectées qu’a grandi le jeune Daniel Dewan Sewell (dans le civil). Via son père DJ de house, le futur rappeur va très tôt s’intéresser à l’impressionnant héritage musical de sa ville, se plongeant autant dans la ghettotech ou le label Underground Resistance, que dans le hip-hop de Slum Village et J Dilla. Passé la vingtaine, il fonde le groupe et livre avec le premier album Runispokets-N-Dumpemindariva (2003) une prestation qui lui vaudra la drague de Roc-A-Fella Records. Faute de signer sur le prestigieux label de Jay-Z, ses allers-retours Michigan-New York le mettent en connexion avec une foule de producteurs et de rappeurs dont Tony Yayo, membre de G-Unit, qui lui promet une signature sur le label du groupe. Encore une fois, les choses restent en plan, cette fois-ci en raison des jeans slim de Danny Brown qui ne collent pas à l’image du crew en baggy XXL de 50 Cent. Définitivement dégoûté par les méandres de l’industrie du disque, le rappeur du Michigan décide alors de se prendre en main lui-même. Il enchaîne les mixtapes, sort sur un petit label de Washington D.C son premier album, The Hybrid, en 2010 avant de se retrouver finalement sur Fool’s Gold Records, propriété du producteur A-Trak qui va habilement relancer sa carrière.

Dans cette nouvelle chapelle pour hipsters, Danny Brown peut enfin se lâcher. Dès lors, il s’habille n’importe comment, se trouve de nouveaux producteurs (SKYWLKR, Brandun DeShay ou l’anglais Paul White) et sort sa musique des sentiers un peu trop balisés du rap de rue. Son exubérance hors-norme lui ouvre alors les portes d’un public nouveau et la génération internet porte aux nues l’année suivante son album XXX. Dans l’enthousiasme général, la critique assimile un peu rapidement le trentenaire à la nouvelle vague de rappeurs émergents et, dix ans après ses débuts, Danny Brown a enfin droit à sa part du gâteau.

Aujourd’hui, le gosse de Détroit a donc sa revanche et il semble s’amuser de son propre opportunisme dès le titre de ce nouveau disque : Old. Pourtant, si Danny Brown considère cet album comme un véritable début de carrière, il est évident que la profondeur de ce disque n’aurait jamais pu être signée par un newcomer. Car derrière les pitreries pré-pubères et les , Danny Brown n’a pas toujours été le bouffon que l’on croit. À 18 ans, alors que ses parents se séparent, il commence à flirter d’un peu trop près avec les marges et bascule dans la vente de drogues. S’en suit l’itinéraire classique et douloureux d’un gamin paumé. Prison-libération-deal-prison-libération-deal etc… De ces années, Old a gardé la rage comme moteur et la tristesse comme point de départ. « Gremlins », « Torture », « Lonely », « Dope Fiend Rental », autant de titres de morceaux qui soulignent les stigmates laissés par une vie en tête à tête avec les bas-fonds de Détroit. Avec un tel passé, rien d’étonnant à ce que Danny Brown ait du texte à revendre tout au long de ces 19 productions cinglantes. Conscient que son histoire est l’occasion d’introspections plus profondes que celles de la majorité de ses petits frères rap, il blinde son disque d’histoires de crack lâchées d’un flow passant de la palabre geignarde au hurlement rauque. Derrière cette voix à plusieurs visages, les productions massivement signées par Paul White et SKYWLKR irradient les sillons d’un mélange toxique de rap East Coast, de techno et de grime. Rarement convoqué dans le hip-hop US, le genre anglais trouve pourtant ici une résonance toute particulière tant il s’inscrit en écho avec l’héritage musical de Danny Brown. Lui aussi à cheval entre des ambitions hip-hop et une culture techno/rave, le grime s’imprime sur les instrumentaux débridés de « Smokin & Drinkin » ou « Handstand », ainsi que dans le couplet sulfateuse mitraillé par le MC anglais Scrufizzer sur « Dubstep ».

Alors que l’album commence sur le scratch old school de « Old », le son se fait plus massif au fil des titres et le MC déploie progressivement une énergie absolument impossible à contenir (« Handstand », « Way Up Here »). Dernier feu d’artifice en compagnie des pyromanes ASAP Rocky et Zelooperz, l’explosion impeccable de « Kush Coma » met fin au sprint de presque une heure que dispense cet album impressionnant. Juste le temps de « Float On », ultime respiration en duo avec Charli XCX vers une sortie toute en élégance et apesanteur. Le calme après la tempête, le canapé après la rave party, le défibrillateur après le souffle au cœur. Comme quoi, même défaussé d’une bonne partie de sa dentition, Papy Brown reste un maître du rap incisif.

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