Est-ce que vous vous rappelez de la « chillwave » ? Pour ceux qui auraient oublié, la « chillwave » dénomme ces dizaines, voire centaines de musiciens qui ont emprunté le style doux et atmosphérique de Washed Out au tout début des années 2010. Généralement produit de manière solitaire à l’aide d’un ordinateur portable et de torrents de reverb, le genre avait fini par incarner une nouvelle forme de musique indie grâce aux succès consécutifs de Toro y Moi, Wild Nothing ou Beach Fossils. Si un album comme Underneath The Pine n’avait absolument rien de honteux, notamment grâce à la sensibilité funk de Toro y Moi qui le démarquait de la masse, la multiplication des œuvres amorphes entourant le mouvement avait quelque de déprimant. Le paysage indie, capital pour la jonction qu’il opère entre underground et mainstream, ressemblait de plus en plus à l’image lisse du branché sans conviction, propre et ennuyeux. Ce n’est pas un hasard si le hipster bashing a réellement explosé à ce moment-là.
C’est dans ce contexte que Attack On Memory était devenu un album salutaire dès sa sortie en 2012. Voilà qu’un groupe résolument indie arrivait avec un projet, une ambition, du bruit et du sang. Produit par Steve Albini et mené par un Dylan Baldi à fleur, le troisième album des gars de Cleveland prouvait que les arpèges et les mélodies pouvaient se nourrir du punk, de l’emo et du post-rock pour remettre un peu d’étrangeté et d’ampleur dans un album accessible : l’attaque de la bande à Baldi a été en effet un vrai carton commercial pour un album du genre, et pour cette époque.
Pour se rendre compte de l’impact d’Attack On Memory, il suffit de jeter un coup d’oeil aux derniers poulains de l’écurie d’une écurie comme . Auparavant bastion de la dream-pop avec comme porte-drapeaux Wild Nothing, Beach Fossils, Chris Cohen et Craft Spells, le label de Brooklyn a depuis signé le branleur DeMarco (auquel nous avons récemment consacré un portrait au long cours), les effrayants Holograms et les menaçants Perfect Pussy (premier 10/10 de 2014 dans nos colonnes). Quant à Toro y Moi, il a basculé dans un registre plus pop. Contraste.
Le succès d’Attack On Memory devait beaucoup à la puissance imparable et diverse de ses deux singles (« » et « »), un coup que Cloud Nothings a encore magistralement réussi en préparation de la sortie de leur quatrième album Here And Nowhere Else. « » est aussi entêtante que « Stay Useless », quand la férocité de « No Future/No Past » a trouvé un digne successeur en « ». Cette dernière représente tout ce qui fait la force de Cloud Nothings : des riffs fermes, une progression dans l’intensité jusqu’à l’épuisement physique, des paroles de détraqué prêtes à être répétées dans un cri d’unisson. Mais l’élément le plus marquant de ce morceau, et de l’album en général, c’est bien sa batterie. Jayson Gerycz frappe avec précision dans un rythme légèrement off-beat, un poil en avance sur ses compères dans un échappement inarrêtable. Dans notre récente interview de Dylan Baldi, ce parisien d’adoption considérait l’alchimie d’un groupe qui ne repose plus désormais sur ses seules frêles épaules comme l’élément clé de l’évolution du son de Cloud Nothings depuis Attack On Memory. Ce dont « Psychic Trauma » est l’illustration parfaite.
À l’image de « Psychic Trauma », Here And Nowhere Else est un album frénétique, rigoureux, et direct. Privés de leur second guitariste coincé par des problèmes de visa, Cloud Nothings s’est adapté en enchaînant des morceaux bruts, urgents. Dylan Baldi se révèle ici comme un opportuniste clairvoyant, s’adaptant avec intelligence à son entourage. Il réussit à transformer un groupe amputé en machine de guerre, des impulsions dépressives en démonstration de facilité. Même si l’album souffre parfois d’un manque d’idées, d’un systématisme quasi assommant des constructions et des cris si on le compare à Attack On Memory, Here And Nowhere Else ne demeure pas moins une impressionnante déclaration d’indépendance. Même sans Steve Albini, même amoindris, même privés d’un contexte, Cloud Nothings a su s’élever au-dessus de la masse, encore une fois. Que Baldi collabore avec Wavves n’est plus surprenant : le gamin de Cleveland est bien devenu un baron.