Chroniques

Cities Aviv Black Pleasure

On va commencer avec « Flex Your Gold ». Ce sample funky qui traverse le morceau aurait pu être utilisé sur à peu près n’importe quel perle rap, mais le travail de production, la place de la voix dans le mix, placent cette tuerie sexy et absolue loin devant tout ce qui se fait aujourd’hui. Gavin Mays, aka Cities Aviv, travaille ses morceaux comme un shoegazer superpose les couches pour établir de délicieux mille-feuilles. Ce n’est pas « juste » du rap, c’est autre chose, un peu ce que Screamadelica était au rock lors de sa sortie en 1991 : dans la manière dont il délivre ses textes, c’est plutôt classique, mais le résultat est un joyeux pot-pourri créatif, nourri d’écoutes, d’influences aussi diverses qu’excitantes lorsque mises bout à bout sur deux ou trois minutes.

Pour se la jouer Frank Ocean, Mays a accompagné son album (téléchargeable gratuitement ) d’un brève (#nohomo) où il tient à peu près ce langage : « Je vous donne cet album avec la confiance qu’en tant qu’auditeur, vous pourrez reconnaître vos propres sentiments et non agir selon ceux qu’on vous a mis dans le crâne. […] Je vous donne ceci dans la forme d’un album. Ceci n’est pas une mixtape. Je vous donne ceci avec l’espoir que l’art de ressentir n’est pas perdu. Je vous donne ceci, car c’est mon plaisir ». Mays semble vouloir poser un contexte : Black Pleasure est fait pour être absorbé. Au vrai, l’expérience est assez particulière et je ne suis pas certain de la manière dont réagiront ceux qui iront par la suite écouter le disque (qui, je dois le dire, m’obsède littéralement depuis une semaine).

Black Pleasure est l’un des rares albums sortis en 2012 qui ressemble à une œuvre repoussante au premier abord : (presque) pas d’hymnes pop immédiats, une vraie réflexion – une proposition plutôt, sur la construction d’un morceau, sa production, et sur le rap d’une manière générale. En somme, Black Pleasure est un album inhabituel. Pour prendre un premier exemple, écoutez « Forever » : le morceau est soutenu par un beat frénétique, pour ce qui ressemble d’assez près à du post-punk. Mays rappe par-dessus, et ne livre pas là qu’une simple accolade de deux genres que l’on imagine difficilement cohabiter : il donne au rap les contours du post-punk, son flow est sombre, il y perd son souffle. Le mélange se fait sans accident, et je peux d’ailleurs témoigner d’un truc : il m’aura fallu plusieurs écoutes avant de m’apercevoir que l’instru était effectivement post-punk.

La voix de Mays et la place qu’elle prend changent au gré des morceaux. Il ne joue pas sur que sur le tempo et la tonalité comme la plupart des rappeurs. Il lui arrive de noyer son flow sous la reverb (« Remynd », « Flex Your Gold », « Visions Of Us ») ou bien il se met presque à chanter (« Flex Your Gold »). Sur « Satisfy Your Soul », il utilise d’ailleurs tour à tour les deux techniques, ce qui donne l’impression qu’il se dédouble. Il fait également quelque chose d’impressionnant sur « Escorts » (il m’a fallu, encore une fois, plusieurs écoutes pour m’en rendre compte). Le sample d’une femme qui raconte quelque chose d’indéchiffrable (et qui peut vite devenir pénible) traverse la chanson et recouvre même le flow de Mays. Vers 1 :36, une partie de ce que raconte cette « voix » soul devient compréhensible : « All I wanna do is… ». À 2:04, on comprend la deuxième partie : « …is making love to you ». L’extrait était peut-être joué à l’envers, ou autre, mais ce que ce morceau met en avant, c’est le degré de détail qu’il infuse dans ses morceaux. Des détails qui ne sont pas que cosmétiques mais qui portent parfois les chansons : « Not That I’m Everywhere », c’est carrément Deerhunter, quant à « Simulation », on est dans quelque chose de plus classique dans le flow, et pourtant les instrus convoquent des images et ne servent pas seulement d’accompagnement.

En fin d’album, avec « Pure Infinite » et « Normalimmortal », Mays invente ce qu’on pourrait appeler du noise-rap, encore plus libre dans la forme que le reste, plutôt bruitiste et contenant une vraie proposition artistique. Encore une fois : il ne s’agit pas des morceaux de l’année, mais de quelques briques en plus pour l’édifice Black Pleasure. Un édifice incroyablement varié en terme de formats, d’idées, et ce à tous les niveaux. Cities Aviv propose une vraie réflexion sur le rap et la musique grâce des chansons qui peuvent parfois être immédiates, mais qui demandent souvent un travail de spéléologie pop des plus gratifiants.

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