Chroniques

Chance The Rapper Acid Rap

Au-delà de leurs évidentes différences, Kanye West, Lil’ Wayne et Kendrick Lamar partagent tout de même quelques points communs : ils ont été à la fois créatifs et influents, qu’ils ont tous trois, à une époque donnée (Kanye au milieu des années 2000, Wayne avant 2010 et Kendrick aujourd’hui) été au sommet de l’avant-garde, tout en réussissant à attirer les louanges à la fois des spécialistes et du grand public. Et ce n’est pas un hasard si on retrouve les traces de leurs ADN respectifs dans la musique de Chance The Rapper. Déjà remarquable dans 10 Day, sa première mixtape sortie l’an dernier, cette ascendance est encore plus prononcée sur le tout récent Acid Rap. Après son premier projet, Chance à reçu les éloges des critiques et le soutien d’un public toujours plus nombreux, ce qui le place au cœur de la question à un million : est-il le prochain rappeur qui réussira à faire l’unanimité ?

Du jeune Kanye, avec qui il partage des origines chicagoanes, Chance a hérité d’un goût pour les ambiances soulful. Dès l’intro – dont le titre fait d’ailleurs référence à un album mort-né de Yeezy – des pianos soul et des chœurs gospels rappellent les sonorités de The College Dropout. À cette époque où Kanye West n’était pas encore le Monsieur Jourdain du rap game, Chance the Rapper emprunte aussi le côté fun, et un univers sincère loin de la mégalomanie et du fantasme.

Le rap de Chano (un des quelques surnoms du garçon) est en apparence celui d’un jeune de vingt ans comme un autre, avec peut-être les traces d’une consommation de drogues qui dépasse celle de l’être humain lambda. Marijuana et LSD, sous l’effet desquels il dit avoir enregistré le disque, sont omniprésents, et les références aux montées et descentes de trips distillées tout au long d’Acid Rap rythment le projet.

C’est là que commence le parallèle avec Lil’ Wayne. De ce dernier on retrouve la manière très imagée de décrire les trips hallucinatoires et les sensations créées par la prise de drogues. Rarement Chance parle directement de sa défonce, pour préférer des manières détournées : tantôt en peignant un monde halluciné, tantôt en brouillant la frontière entre un joint d’herbe et la fille dont il est amoureux, jusqu’à nous perdre dans l’interstice entre ses rêves et la réalité. Ce labyrinthe se construit aussi avec l’enchaînement des productions. Au milieu de la chaleur émise par les cuivres et les pianos soul surgissent des guitares 60’s passées au filtre passe-bas, des passages calés sur des rythmes juke et des nappes synthétiques, rappelant à qui l’aurait oublié que Chicago est aussi une ville de musique électronique.

Le timbre granuleux, les ad-libs criés et le flow virtuose rappellent aussi l’apogée de Lil’ Wayne. Chance rappe à toutes les vitesses, passe du chant de soulman aux jeux gutturaux sans reprendre sa respiration, avec un feeling qui lui permet de s’adapter complètement à la diversité des productions. Aujourd’hui, peu de jeunes pousses peuvent se targuer d’avoir un éventail technique aussi large.

En avançant dans Acid Rap, les enchaînements de rythmes et de thèmes laissent entrevoir un schéma, presque une histoire. Les descentes de trips correspondent à des retours à la réalité, et l’on comprend que c’est pour fuir cette dernière que Chance abuse des drogues. À jeun, Acid Rap perd toute sa bonhommie et devient mélancolique. L’inévitable violence de Chicago fait son apparition, abordée sous un angle rare : ni glorifiée, ni dénoncée, simplement décrite à travers les yeux d’un habitant qui vit dans la peur perpétuelle d’évoluer dans une telle insécurité. Puis vient le dur passage à l’âge adulte, évoqué au travers d’un refrain en odorama créant l’impression de sentir successivement des odeurs de cigarettes et de beurre de cacao. Enfin, l’évocation du décès d’un de ses amis proches, dernier et ultime malheur qui pousse Chance à vouloir se déconnecter complètement du réel grâce aux drogues et à cette musique amusante et joyeuse. L’histoire d’un bon garçon dans une ville un peu folle, en somme.

Le parallèle avec l’album de Kendrick Lamar, Good Kid M.a.a.d. City, se fait sans effort, les deux disques partageant propos et construction narrative. Acid Rap reste tout de même moins sophistiqué que le premier LP de K.Dot, que ce soit dans l’écriture, la mise en scène ou les productions. Reste à savoir quel effet aura cette recette épurée sur le public, s’il préfèrera les histoires plus accessibles, cuisinées à la soul et à la ghetto tech de Chance, ou les contes sombres et complexes de Kendrick Lamar. Et si en plus de la naissance d’un nouveau talent, nous assistions au début d’une de ces dualités qui ont déjà marqué le rap ? Après Nas et Jay-Z, Kendrick Lamar et Chance The Rapper ?

En conclusion, même si Acid Rap est un bon disque de rap, il est encore trop tôt pour dire si Chance en a assez dans le ventre pour devenir un vrai champion. Il n’a pour l’instant ni la rage ni l’orgueil de Kanye, ni la facilité ni la folie douce de Lil’ Wayne, ni l’écriture ni la technique de Kendrick Lamar. Il lui manque surtout le petit plus qui fera qu’on ne pense plus à d’autres en l’écoutant, ce qui permettrait à sa musique d’être reconnue d’abord et surtout comme la sienne.

Mais a l’heure où les kits de MC, livrés avec le guide du « Rap pour les Nuls » ont été distribué à grande échelle, permettant à des Mac Miller, Joey Bada$$ et autres ASAP Whoever d’être poussés sur le devant de la scène, il est bon d’entendre un jeune qui sait, tout simplement, bien rapper.

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