Le rock’n’roll est une sale cougar. Il a vieilli, traversé les époques, goûté à toutes les saveurs du monde, mais comme l’animal, il conserve ce même désir qui lui fait tourner la tête : la jeunesse. Le rock’n’roll est comme les vampires de Jarmusch dans Only Lovers Left Alive, une créature écrasée par le poids des années, blasée d’un monde dont elle ne connaît que trop bien les immondices, mais qui revit à chaque shot de sang frais. Les jeunes victimes plongeant dans son univers sombre et hédoniste sont sa drogue et sa cure, son seul plaisir et sa seule raison d’être. Il y a une dizaine d’années, les Black Lips étaient ses nouveaux amants favoris. Problème : le groupe d’Atlanta a vieilli trop vite.
Après six albums au niveau trop homogène pour donner l’illusion de possibles futurs soubresauts, plus personne n’attend quoi que ce soit de révolutionnaire d’un nouveau Black Lips. Alors que les Lips n’ont absolument rien inventé, ni même perfectionné, le contexte a fait que « le son Black Lips » est devenu une rengaine pour décrire les groupes de la nouvelle scène garage (qui est la même depuis dix ans), une cohorte de morveux qui ne portent pourtant que rarement les Lips dans le cœur, leur préférant les mythes de l’âge d’or des 60’s. Ils sont devenus « cultes », « influents », des « monuments » prêts pour le Hall Of Fame. Ils ont travaillé avec Mark Ronson sur leur dernier album, et ils ont engagé le batteur des Black Keys pour celui-ci. Verdict : c’est évident, les Black Lips veulent faire le cross-over.
Sauf que la bande à Jared Swilley n’est pas prête à renoncer aux guitares furieuses et aux cris absurdes, qui ne sont simplement pas des gamineries selon lui : « Je crois qu’on est très mal compris » a partagé le bassiste à , « les gens disent, ‘oh ils doivent prendre des tonnes d’acide tous les jours’. Ce n’est pas vrai. On écrit des chansons tristes – sauf qu’on leur donne un rythme pop ». De la tristesse chez les Black Lips ? Alors qu’il est très similaire au reste de la discographie du groupe, Underneath The Rainbow se démarque en répondant justement à cette question. Non, quoi qu’il en soit, ce septième album n’est pas celui de la maturité. Mais celui de l’éclaircissement.
Vestes en cuir, regard frontal, la pochette de l’album montre un groupe qui ordonne l’attention de son public, qui veut tout mettre au clair. Le titre annonce bien le programme : que trouve-t-on sous les déconnades, les rires joyeux de l’« arc en ciel » ? Le single « » avait déjà donné des pistes, cette histoire aux accents blues de whisky, de fumée et d’amitié virile était un hymne à la masculinité (le naturel et la dureté du bois n’est pas sans sous-entendus…) qui atteint son climax dans sa confrontation avec la raison : « Drinking, you know it ain’t no good ». Tout l’album explore en effet cette tension entre plaisir et morale, pour finalement nous faire comprendre que la connerie, c’est du sérieux. « Fun » et « Alright » sont peut-être les mots les plus récurrents d’un disque dont le meilleur refrain est indéniablement celui de « Funny » : « Je ne me sens plus si ringard désormais / Maintenant que le monde est sens dessus-dessous / Je suis le garçon qui pense que c’est drôle ». L’humour et la bêtise sont désignés comme une éthique de vie, aux conséquences parfois bonnes, parfois malencontreuses, mais jamais purement mauvaises. .
L’apport de Patrick Carney, le batteur infatigable des Black Keys et ici producteur, est très visible sur ces deux morceaux impressionnants d’ampleur et de détails pour un titre des Black Lips. Le discret saxophone de « Boys In The Wood » fonctionne à merveille pour donner un regain de force à une chanson si épique qu’elle semble durer bien plus que ses courtes 3:37. Quant à « Funny », que le chanteur Cole Alexander reconnaît lui-même comme une tentative de pencher vers « un son plus commercial », son petit synthé inspiré des tubes d’El Camino lui ajoute un ton farceur et une mélodie entêtante prête à la transformer elle aussi en hit rock. Mais une ode à la déconnade ne pourrait pas exister sans morceaux plus bordéliques : outre ces deux piliers, Underneath The Rainbow fait donc dans le léger, l’absurde et le direct dans le plus pur style garage. « Smiling » charme par son aspect rock de campus, « Make You Mine » par son chant alcoolisé de squatteur de comptoir, « Do The Vibrate » par ses paroles hilarantes : « Mets ton portable sur ta queue et fais le vibreur ! ».
Ces morceaux ont la chance d’être dynamités par des percussions simples mais sacrément solides, parfois réminescentes du mixage à la Phil Spector. « Make You Mine » par exemple débute par une batterie proche en timbre de l’intro mythique du « Be My Baby » des . Si Carney en est probablement aussi à l’origine, il n’a pas pu éviter le défaut dans lequel les Black Lips tombent régulièrement, c’est à dire l’inconstance. Aussi formidables que soient les titres déjà mentionnés, la majorité d’Underneath The Rainbow manque effectivement de punch, de puissance, de paroles ou de riffs mémorables. Parfois même de manière assez grotesque, comme si le groupe oubliait les bases, comme si c’étaient des erreurs de jeunesse. « Justice After All » ne tient ainsi pas du tout sa mélodie, jusqu’à ressembler à une boue de guitares difficilement audible. Une tare qui n’est peut-être pas si regrettable au bout du compte. Car la cougar sait très bien que le petit jeune peut davantage rater son coup. Et elle y souille tout de même, amoureuse du risque, ses lèvres noires de saleté.