Warren Fu: “J’ai besoin d’aimer la chanson pour réaliser le clip qui va avec”

Interview parue dans le magazine

 

Warren Fu est américain, réalisateur de clips, designer, et de façon générale, l’un des mecs les plus talentueux de sa génération. Sur son CV se côtoient Aaliyah, les Strokes (et leurs membres en solo, comme Julian Casablancas et Little Joy), les Killers, Daft Punk, Haim, Depeche Mode… N’en jetez plus. Passé par Lucasfilms (dont il retiendra davantage l’héritage homemade de la trilogie originale plutôt que la froideur du numérique de la prélogie), le natif de Chicago, Illinois, est un Fincher nostalgique. Dans Zodiac, il n’est question que de cela: du temps qui passe, celui qui nous manque, et d’une inéluctable fin vers laquelle nous courons tous. Warren ne vit pas dans le passé, mais il a conscience de ses limites. Il veut tout faire, et bien, mais ne le pourra pas. Ainsi, son travail, soigné, beau, et malgré un accent vintage, résolument tourné vers l’avenir, n’en demeure pas moins d’une infinie mélancolie. En plein tournage du prochain clip (“ou plutôt un mini film”) de Julian Casablancas, le monsieur a accepté de répondre à quelques questions.

“J’ai commencé à jouer du piano, le truc classique, à l’âge de sept ans. J’ai plutôt aimé le fait de jouer, le processus créatif, mais la théorie, c’était des devoirs en plus pour moi. J’en voulais donc à mes parents de me faire bosser plus. Mais avec le recul, je suis très heureux, je les remercie de m’avoir donné une éducation musicale, les fondations. Cela m’a beaucoup aidé par la suite, clairement”.

“Le premier album dont je suis tombé amoureux, c’est Thriller, de Michael Jackson. Je n’oublierai jamais ce moment, jamais ! Je me souviens très bien du jour où j’ai entendu Billie Jean pour la première fois. Mon père l’écoutait très fort sur son vieux système stéréo, et j’étais obsédé, fasciné par les lumières qui clignotaient sur l’equaliser. Il y avait un sentiment de… divinité. La basse, le snare… Cette voix presque androgyne, presque extraterrestre sur le pré-refrain. Ce fut un choc”.

 

Warren Fu n’a pas spécialement étudié dans l’espoir de devenir le nouveau Spielberg. Il a malgré tout fait ses classes chez Lucasfilms.

“J’ai appris énormément de choses en travaillant chez Lucasfilms. Beaucoup, beaucoup de choses. Je ne suis allé dans aucune école de cinéma, donc travailler là-bas, c’était comme recevoir des cours de la part des plus grands artisans de l’industrie. J’étais au départemement artistique, et j’y ai appris comment faire un storyboard, comment conceptualiser nos idées sur papier. Le département artistique a cette grande qualité d’être lié à tous les autres départements. C’est une position unique. Certains jours, je confectionnais des miniatures , d’autres, j’étais sur le plateau, en train de tourner avec ces figurines, avec des caméras dites de motion control. Parfois, je devais visualiser les séquences tournées, et donner mon avis. Ces expériences, ce savoir gagné, m’ont permis d’avoir une vision d’ensemble du métier, de visualiser the big picture. Et c’est ce qui m’a permis de me lancer dans la réalisation”.

Le Guardian écrivait, il y a quatre ans, que vous aviez un style rétro-futuriste. Cette description vous convient ?

“L’un de mes mentors chez Lucasfilms s’appelait Brian O’Connell. Il me disait toujours de ne jamais courir après un style. Bien sûr, ton style se développe naturellement, en fonction de tes goûts, et de tes influences. Mais je pense qu’il voulait dire qu’il ne fallait surtout pas en être conscient. Il ne faut surtout pas forcer les choses, mais plutôt les laisser venir à vous, il faut que l’art vienne du coeur, sinon ça ne sert à rien. Ce conseil m’a suivi durant toutes ces années, donc je ne peux pas dire que j’aime quand des gens essayent de m’enfermer dans une case”.

“Mais, je dois bien l’admettre, j’aime beaucoup de choses du passé, et cela influence sans doute mon travail. Mais c’est bien plus qu’une simple question de style. Je pense que, alors que nous naviguons vers l’ère du digital, chaque jour un peu plus, les jolies imperfections de l’analogue, de la touche humaine, me manquent. Il y a quelque chose d’impressionniste dans la façon qu’a la pellicule de capturer les lumières, les couleurs, le grain de la peau. C’est une peinture, presque. Et tu ne peux obtenir cela avec la haute définition. Les pochettes d’albums de la fin des années 70 et du début des années 80 étaient souvent illustrées, et les logos, comme celui des Carpenters, étaient souvent faits à la main et non sur un ordinateur. Les limites de la technologie rendent les choses plus simples, plus épurées. Donc, quand mon travail transporte les gens dans le passé, ce n’est pas tellement une question de style, mais bien parce que j’essaye de garder les choses simples, faites à la main, autant que que possible”.

Toujours dans le Guardian, vous déclariez: “Il y a beaucoup d’aspects de mon esthétique que j’ai hâte de montrer”. Quels sont ces aspects ?

“Je ne voulais pas dire ça, esthétique n’était pas le mot, on m’a mal cité. Cela va bien au-delà de la simple notion d’esthétique, cela touche toute forme d’art. J’aime créer, et l’art regroupe tout ce que j’aime. Mais je veux vraiment tout faire: réaliser une comédie, raconter une histoire qui hante, faire de la musique, créer des meubles, publier un livre, écrire un scénario, peindre… Notre temps sur terre est limité, je suis donc certain de devoir me fixer des objectifs réaliste, et me concentrer sur une chose à la fois. Il y a un rêveur en moi, mais également un mec qui voit les choses sous un angle plus pratique”.

 

La première collaboration de Warren Fu avec les Strokes date de 2007. Le groupe est encore très actif, et vient de sortir First Impressions Of Earth, son troisième album. Warren, avec à son actif une simple promo MTV pour Aaliyah, réalise pour eux la version alternative de You Only Live Once, un hommage à 2001. Le style n’est pas encore assumé, mais cela n’empêchera pas le réalisateur de prendre en charge l’année d’après la vidéo du single No One’s Better Sake, de Little Joy (projet du batteur Fabrizio Moretti), puis, en 2009, celle de 11th Dimension, premier single tiré du premier album solo de Casablancas. Une carrière est lancée.

“Je m’entends très bien avec Julian Casablancas, et ce pour plusieurs raisons. Nous avons grandi dans le même coin, nous avons les mêmes goûts en matière d’art, de chansons, et le même humour… Mais je pense que ce qui m’attire le plus dans sa musique vient justement de cette expérience de la musique classique dont je te parlais. La première fois que j’ai entendu les Strokes, j’ai pensé que cela touchait plusieurs styles, toute la musique populaire. Cela va bien plus loin que le rock ou le punk. Je peux y entendre du baroque, des mélodies qui me rappellent mon enfance. C’était du rock new-yorkais, en surface, mais en creusant, on y trouvait la puissance intemporelle du classique.

“Le processus créatif derrière mes collaborations avec Julian est toujours imprévisible. Parfois, il a des idées très précises, des trucs qu’il souhaite essayer. Mais parfois, c’est moi qui pense à un truc, uniquement en écoutant la chanson. Le teaser de Phrazes For The Young, son premier album solo,  est un bon exemple. J’avais entendu la demo de la chanson Glass, et imaginé un petit trailer qui annoncerait l’album, puis les idées visuelles sont arrivées”.

“Mais pour être honnête, après toutes ces années à travailler avec lui, j’ai réalisé il y a peu que nous étions désormais avant tout amis et frères, avant d’être collaborateurs”.

Parlons de votre vidéo pour le single “If I Could Change Your Mind” de Haim. On y voit le groupe danser de façon assez spectaculaire, sans leurs instruments. C’est sobre, mais précis, et même très sexy. On imagine que sur le papier, c’est une belle idée, mais que dans les faits, on ne peut être certain que cela fonctionnera.  

“Je connaissais Danielle, un peu, et je savais qu’elle pouvait bouger, juste en la voyant à des fêtes, en tournée, quand le groupe ouvrait pour Julian. Tu peux immédiatement dire si une personne a le sens du rythme, même quand elle n’est pas en train de danser, de se trémousser dans tous les sens. Elle m’a appelé un jour, me disant qu’elle voulait un clip dansant, et j’ai tout de suite pensé que c’était une excellente idée. C’était naturel, finalement. Les soeurs sont très créatives, nous avons donc tout simplement jeté des idées sur papier, comme ça, en une soirée. Elle sont venues chez moi, et nous avons discuté des visuels, des plans, des vêtements, des pas de danse que nous trouvions cool. Et aussi de ce que nous voulions éviter. C’était vraiment une collaboration fun. Je pense vraiment que ces trois femmes amènent la fête avec elle, partout où elles vont. C’est pour ça que les gens les aiment tant”.

“Pour ce qui est de la partie de ta question sur le sexy, ce n’est pas quelque chose dont nous avons parlé, en fait. Mais nous avons regardé beaucoup de vidéos de Aaliyah. Personne mieux qu’elle ne savait être sexy tout en prétendant ne rien faire pour cela. Et tout en restant classe et cool. Je suis heureux que nous ayons réussi à montrer cet aspect là, montrer que tu peux être sexy sans forcément enlever tes vêtements”.

Avez-vous besoin d’aimer la chanson pour en réaliser le clip ?

“A ce stade de ma carrière, j’ai besoin d’aimer la chanson pour réaliser le clip qui va avec. J’ai réalisé des vidéos pour des chansons que je n’aimais pas par le passé, et c’est une torture pour les oreilles. Je ne suis pas heureux, l’enthousiasme s’évapore, le travail en souffre… Et à la fin, tout le monde fait la gueule, personne n’est content”.

Warren Fu semble douter. Ce n’est en aucun cas une critique lancée à l’encontre. Au contraire, loin de la froideur de ses contemporains, il laisse place, en tout cas en apparence, au hasard, et à ces choses un peu volages que l’on appelle les sentiments.

“Parfois, les idées viennent de façon instantanée, et c’est magique… C’est comme… le destin. Mais parfois, c’est une souffrance, c’est compliquée. Tu ne peux jamais savoir quand une bonne idée te viendra, absolument jamais. Parfois, c’est le résultat d’expériences de vie, qui se promènent dans ton subconscient. Parfois, d’un évènement va naître une idée. J’ai un petit livret, je gribouille dedans. Parfois je tape sur mon ordinateur, ou j’appelle des amis… Mais aucune méthode ne fonctionne parfaitement.

L’année 2010 fut chargée. Deux clips pour Mark Ronson, mais surtout, une exposition supplémentaire avec Derezzed, des Daft Punk, tiré de la bande originale de Tron. Trois ans plus tard, ce sera Lose Yourself To Dance et surtout Instant Crush, qui réunit ses deux amours: le chanteur des Strokes et le duo casqué, dans un clip mal compris à sa sortie. Trop linéaire. Trop éthéré. Et, dans l’univers Random Access Memories, fait de paillettes et de Niles Rodgers, pas assez clinquant.

 

“Il y a quelque chose de baroque chez les Daft Punk, donc peut-être que c’est ça qui relie leur travail, celui de Julian, et le mien. Travailler avec les Daft, c’est une pression différente, mais en même temps, c’est très naturel. Je sais à quel point ils sont importants pour leurs fans, et pour… le monde entier. Je les respecte énormément, je les admire, donc j’essaye aussi de les impressionner. J’ai grandi dans plusieurs endroits à travers le monde, et je trouve ça fascinant, au final, d’avoir les memes envies artistiques, les mêmes critères pour la moindre subitilité esthétique qu’eux”.

Il y a une certaine nostalgie, ou une mélancolie, qui se dégage de vos clips. C’est conscient ?

“J’aime les choses qui ne semblent pas à leur place, hors du temps. Une partie du bonheur que je tire de la réalisation, et de l’art en général, est cette façon de transporter le public, l’audience, autre part, que ce soit visuellement, émotionnellement ou intellectuellement. Oui, une grande partie de mon boulot peut sembler nostalgique, mais j’aime aussi pousser les choses vers des territoires, des réalités alternatives, où l’on ne sent pas nostalgique”.

Vous avez un plan de carrière, des idées très précises pour la suite ? Et le gosse qui sommeille en vous, qui était fan du Thriller de Michael Jackson, il en dit quoi ?

“Cela m’arrive parfois, de me réveiller le matin, et me dire par exemple “whoah, j’écoutais Depeche Mode quand j’avais douze ans, et aujourd’hui, je réalise leur clip”. Mais une fois sur le plateau, il y a tellement de pression et de responsabilités en temps que réalisateur, que tu ne peux pas penser au passé comme ça. En général, je passe direct en mode intensive work. Concernant ma carrière, je dois t’avouer vouloir me concentrer un peu plus sur ma vie plutôt que sur mon boulot. Je voudrais idéalement trouver le juste milieu, entre mon art personnel et mon art professionnel. Je vais bientôt peindre une grande fresque murale chez un ami, bientôt. Cela n’a rien à voir avec ma carrière, mais j’ai hâte. Je pense que si je trouve un équilibre dans ma vie (dormir, lire, voyager, peindre) alors ce que je donne à voir aux gens n’en sera que meilleur”.

Et après ?

“La suite ? Ce weekend, je vais lire un script envoyé par mon agent. J’espère qu’il est bon. Si ce qu’on m’envoie n’est pas assez bon, pas grave. J’écrirai le mien”.

 

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