Le 8 décembre 2012, dans cette ville qu’on appelle Sheffield. Le réalisateur Florian Habicht, né à Berlin, pose ses caméras ici et là, laisse la parole aux habitants, fans de pop ou non. Ce jour est le dernier pour Jarvis Cocker et sa bande, le dernier concert de la dernière tournée, celle de la reformation. On pense à ce moment-là qu’un nouvel album verra le jour, mais nous sommes en 2015, et toujours rien (Cocker lui-même ne semble pas bien savoir où il veut aller). Pas grave: après tout, peut-être que ce joyau de la couronne anglaise doit rester intact. Il vaut mieux, parfois, faire confiance à ses souvenirs, ne pas laisser la nostalgie dicter de mauvais choix. Un nouvel album de Pulp, alors que le dernier date de 2001, c’est un risque. Blur s’apprête à prouver qu’il est possible de revenir après une si longue pause. Mais la chose s’avère compliquée. L’inspiration pourrait bien être absente.
Retour en arrière. Imaginez l’époque: nous sommes en 1978. Le premier album de Dire Straits arrive dans les bacs, et Claude François meurt les pieds dans l’eau, à 39 ans. Jacques Brel nous quitte également, mais Bob Marley est encore vivant. En matière de pop, c’est l’arrivée d’une vague: Police, The Stranglers, Joy Division, Siouxsie & The Banshees, The Cure, Bauhaus sont dans les starting blocks. Le punk est encore dans tous les esprits. La britpop ? Même pas en discussion. Elle mourra de sa belle mort deux décennies plus tard, mais nous n’en sommes pas là.
Dans les couloirs de la City School, anciennement nommée The City Grammar School, deux adolescents s’ennuient. Hors de ses murs, sur Stradbroke Road, et ailleurs, il n’y a pas grand chose à faire, si ce n’est rêver d’un destin plus grand. Après tout, le footballeur milieu de terrain Phil Turner est passé par ces murs, il est donc possible de se sortir de la monotonie ambiante. Jarvis Cocker, quinze ans, et Peter Dalton, quatorze, décident de monter un groupe. Jarvis Cocker a la fibre musicale, il veut parader sur scène. Cette passion pop, il la doit, entre autres, à son père. Il l’a abandonné à 7 ans, vit à Sydney (où il est DJ sur une radio locale), mais a sans doute eu le temps d’émerveiller son gamin avec quelques pochettes, quelques accords. La musique, mais également le cinéma, Jarvis Cocker en est friand. D’ailleurs, il a l’idée, pour son groupe, de piquer le titre d’un film sorti six années plus tôt, Pulp, avec Michael Caine. Mais les deux amis considèrent que cela donne un nom de groupe trop court, pas assez impactant. En feuilletant le Financial Times, ils tombent sur un article sur le café arabica. Le groupe, par un obscur concours de circonstance, s’appellera donc Arabicus.
Le trio (le jeune frère de Peter Dalton, Ian, a rejoint le duo) se teste, glande un peu et gratte pas mal. Dans la maison de Cocker, les choses se mettent lentement mais sûrement en place. Finalement, le nom change encore. Ce sera Arabicus Pulp. Aucun sens, mais Cocker tient à ce mot. Ian quitte le groupe avant d’enregistrer quoi que ce soit, et deux potes, David Lockwood et Mark Swift, s’intègrent au projet. Qui s’appelle, désormais et pour toujours, Pulp. Le début de la gloire ? Même pas. Cocker continue de vendre du poisson à Castle Market pour se faire de l’argent de poche. Il en rigole lui-même dans le documentaire de Florian Habicht: “Difficile d’avoir une vie sociale quand tu empestes le poisson en sortant du boulot”. Récemment, dans une interview au Guardian, il revenait sur ces premières années, ces premières semaines: “J’ai en partie voulu monter un groupe pour surmonter ma timidité avec les femmes, mais j’aime penser qu’il y avait tout de même une volonté plus noble, plus musicale”. Les femmes ? Il y pense encore aujourd’hui, rigolard: “Mon fils a onze ans, et pratique la batterie depuis l’âge de cinq ans. Je lui ai dit que ce n’était pas une bonne idée, car tu es derrière le reste du groupe, les filles ne peuvent pas te voir” (interview accordée à Pitchfork).
Mais il le sait, demain lui appartient. Le 5 juillet 1980, le quatuor se produit en public pour la première fois, selon Wikipedia, au Rotherham Arts Centre, un gigantesque campus de presque 15.000 étudiants. Il n’existe aucun enregistrement de ce premier concert. D’autant plus qu’il ne s’agirait, en réalité, pas réellement de leurs premiers pas sur scène. Dans le hall de leur leur propre bahut, selon le site PulpWiki, en février ou mars 1980, Pulp se produit pour 20p, pas plus (comme le montre ce flyer dessiné à la main). Mythique, forcément. Mais disparu. Toujours selon le site de référence, “deux enregistrements ont été faits. Un premier sur un enregistreur quatre pistes par le prof de maths de Jarvis Cocker, Mike Jarvis, qui, par la suite, enregistra autre chose par dessus ”. L’autre aurait été fait par un ami du groupe, mais la bande est introuvable.
Nous sommes déjà à la fin de l’année 1980. Rien ne se passe. Le groupe n’arrive à rien, et très vite, Cocker se retrouve seul. Les autres optent pour un avenir: l’université. Après neuf concerts dans l’année (dont trois dans leur lycée), un contrat avec une maison de disque n’est pas à l’ordre du jour. Le style ? Entre Abba et The Fall, selon le chanteur, qui de toute évidence se cherche encore. Un article paru dans un fanzine local ne manque pas de pointer du doigt cet état de fait: “c’est comme s’ils écoutaient chaque soir l’émission de John Peel, dans une recherche perpétuelle de nouvelles influences”. D’ailleurs, John Peel, légende radiophonique, ils parviennent à le rencontrer en octobre 1981, trois années après leurs débuts. Une simple cassette, une demo, et le DJ s’enthousiasme: il les invite à participer à l’une de ses célèbres John Peel Session. Un éclairage bienvenu, et au total, quatre titres “Turkey Mambo Momma”, “Please Don’t Worry”, “Wishful Thinking” et “Refuse to Be Blind”, enregistrés le 7 novembre 1981. La session fait du bruit (elle sortira en 2006) et impose dans le paysage un Pulp encore très new wave. Mais rien ne se passe. Cocker, seul survivant de la première formation, est désormais entouré de Simon Hinkler, David Hinkler, Wayne Furniss, Peter Boam, Gary Wilson, et sa propre soeur, Askia.
Finalement, un mini album de sept titres voit le jour en avril 1983, It, sur le label Red Rhino. Un flop total. Le suivant, Freaks, est enregistré en une semaine, pas plus, sous la pression du label. Nouvel échec. Pulp ne tournera pas ailleurs que dans son pays avant les années 90, quand il sera invité à se produire au festival des Inrocks, en octobre 1991. Leur troisième album, Separations, enregistré en 1989, ne sortira qu’en 1992. Et finalement, arrivent Suede, Blur, Oasis, Supergrass. C’est la britpop, les médias sont mad fer it. Et en 2015, après sept albums et pas moins de trente musiciens passés dans ses rangs (certains indéboulonables, d’autres en visite pour quelques semaines), Pulp est toujours célébré.
Sortie le 1er avril