Chroniques

Top Albums 2012 #1 FRANK OCEAN

Chassé de sa Louisiane natale par l’ouragan Katrina, sujet abordé par surprise dès le morceau « Thinkin Bout You » en amuse bouche – Christopher Breaux de son vrai nom voit son studio d’enregistrement détruit et sa musique engloutie par les eaux. Il lui faut quelques mois pour refermer la cicatrice, avec un exil en Californie et une rencontre avec ses nouveaux cousins, Tyler, The Creator et la bande d’orques qui composent Odd Future.

Frank Ocean a commencé par écrire des chansons pour Brandy, Justin Bieber et John Legend avant de se mettre à composer pour sa pomme. Puis en 2011 une mixtape, nostalgia, ULTRA, comme une baffe à Prince et à R Kelly, et qui lui permet d’asseoir sa réputation. Invité par Kanye West et Jay-Z sur l’album du sacre, Watch The Throne (où ils laissent l’honneur d’inaugurer le premier morceau, « No Church in the Wild »), Ocean embraye alors sur channel ORANGE, tout adoubé qu’il est par les sommités.

« La meilleure chanson n’est pas le single » répète-t-il inlassablement sur « Sweet Life », chanson coécrite avec Pharrell Williams et dont on retient les accents Stevie Wonder ainsi qu’une construction sauvage ; des labyrinthes de claviers, un confort Nescafé et une question : « À quoi ça sert de vouloir voir le monde quand on a la plage ?»

Soul, rap, et R&B se font l’amour, dominés par un piano joueur. Les mélodies, que ce soit sur « Bad Religion » ou « Forrest Gump » n’épousent jamais les formes attendues. Il y a toujours cette brume électrique autour des titres qui rend les choses bizarres et imprévisibles. Ces portraits dessinés avec une brosse à poils durs sont bourrés de détails noirs et nécessaires, à la Harvey Pekar. Comme le junkie de « Sierra Leone », dont « la famille n’invite plus à des choses », là-même où Frank semble s’adresser à une version plus jeune et plus Bart Simpson de lui-même.

Un Ocean Junior qui aurait engrossé une copine avant de prendre le large. Être parent, c’est une sorte de champ de bataille qu’il décrit avec optimisme. De sa jeunesse, Christopher ne transmet que peu d’éléments, la Nouvelle Orléans, comme les premiers boulots – laver des tires ou promener des animaux de compagnie –son verbe, intelligent et subtil, est utilisé pour décrire des tableaux sombres et nostalgiques.

Gueule de bois rythmée, « Super Rich Kids » « et leurs faux amis » évoque un parallèle aisé avec les personnages d’un Bret Easton Ellis hantant Moins que zéro, un « bratpack » rejoint par Earl Sweatshirt, réminiscence de son appartenance à la dream-team Odd Future. « Trop de bouteilles de ce vin qu’on n’arrive pas à prononcer – Trop de virées dans la Jaguar de papa ». La folle journée de Ferris Bueller vue par le prisme de la beuh.

Ocean chante ses séparations, ses addictions et montre une vision particulière du couple. Le triolisme dans « Pilot Jones », où se mêlent un narrateur et sa régulière, une dealeuse de love et de bédo. Frank continue de chercher l’amour dans les nuages. Loin dans le ciel, comme Porco Rosso dans son biplan. « Tout ce qu’il nous reste en commun c’est un réfrigérateur ». « Lost » et son loop de piano, ses couplets presque a cappella, offre un Ocean plongé dans son rôle de baryton, « avec des moments de ténor » comme il se décrit lui-même. Là, il ressemble à Marvin Gaye, mais un Marvin Gaye qui jouerait dans Short Cuts, de Robert Altman, film avec lequel les destins des personnages de channel, ORANGE semblent inextricablement liés.

Liés par la drogue, d’abord : « Crack Rock » et son refrain « Crack rock, Crack rock », couinement d’addict, râles des junkies. Par les fans, aussi, comme sur « Monks » où Frankie raconte une aventure avec une groupie fan de bite et de western, une relation avec le public proche du bouddhisme. Les moines dans la fosse. Les chakras ? Nickel. Et un bon karma. Et enfin, ils sont liés par la place des femmes. Dans un morceau de bravoure, « Pyramids », Frank Ocean plonge dans une faille spatio-temporelle certifiée Stargate SG-1, et voyage à travers les pyramides égyptiennes et un club miteux de la côte ouest Les hyènes dans la tombe, Marc Antoine au chômage. L’histoire de Cléopâtre vu par le James Joyce du R&B.

On a beaucoup parlé de , du buzz qu’elle a engendré autour de l’album. Autant dire que channel, ORANGE aura au moins permis de balayer tout scepticisme d’un revers de trémolo : loin d’être cynique, Frank Ocean est un indécrottable sentimental doublé d’une personnalité au langage musical immaculé. Alors que l’Amérique post-Ground Zero se cherche des héros, Frank Ocean, lui, s’offre tout entier dans son plus beau costume de ménestrel.

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