Chroniques

Top Albums 2012 #5 Chromatics

Il y a deux ans, Johnny Jewel a composé la première B.O. de Drive. Pour on ne sait quelle raison, cette livraison fut refusée et il fut demandée à Kavinsky, College et consorts, de refaire à peu près la même chose, en plus efficace : cette disco lente et résignée, ce ronronnement motorique sexy et sinistre à la fois. À l’heure d’écrire le deuxième vrai album de Chromatics, cinq ans après Night Drive (titre plus que prémonitoire…), le commun des mortels aurait naturellement tenté de capitaliser sur le succès du film en réutilisant les recettes de sa B.O. si bankable. Pas Jewel. À la place, l’homme aux larmes en eye-liner a composé un album traversé de nuit, de vide et de courants d’air. Jusque dans son apparence énigmatique et son mutisme bien connu, il s’emploie à cultiver cette distance entre lui et le monde. En bon esthète collectionneur, il sait que tout ce qui est rare est cher. 

Cet esthétisme mystérieux intervient évidemment, mais d’une autre façon, au sein des chansons du groupe, aux confluents de l’italo-disco, de la synth-pop, et de la rave music.

Tout ce qui est gravé sur Kill For Love est d’une simplicité – d’un simplisme, diront les mauvaises langues – déconcertante. Presque provocante. Rythmiques, riffs, mélodies, lignes de voix : presque tout ce qui fait cet album pourrait être réalisé par des amateurs. Chromatics est un groupe formaliste en cela qu’il part de formes et de structures préexistantes, d’un nombre limité d’éléments et qu’il accepte d’évoluer dans un univers fait de contraintes et de passages obligés – après tout, la pop music est majoritairement une affaire d’agencement. Mais là où la formation de Johnny Jewel devient fascinante, c’est dans sa volonté d’aller au bout de cette démarche : les chansons de Kill For Love sont toutes similaires, les paroles manipulent des formules presque banales ou entendues milles fois, les rythmiques sont redondantes. Mais l’ultra formalisme des chansons de Chromatics n’est pas vain, il ne passe son temps à se regarder dans le miroir. La maniaquerie de Jewel pour les détails, pour le son de caisse claire, pour l’arrivée du tom qui fait dooooum!, pour tel court delay sur la guitare, pour l’épaisseur granuleuse et crade des syntés, pour la reverb sur la voix de Ruth Radelet n’ont d’autre but que de transformer cette musique a priori désincarnée en une implacable machine sensuelle. Susciter par exemple le désir en retardant l’occurrence de l’événement. Le faire monter à force de répétition et de gimmicks méthodiquement parsemés. Mais jamais, au grand jamais, ne le laisser éclater dans un climax : ce serait sortir de l’érotisme pour toucher à l’obscène. Le désir, chez Chromatics, est manipulé avec force précaution, comme un produit potentiellement toxique, comme un fruit très mûr qu’il faut veiller à ne pas gâter. Mais ces précautions sont inutiles : le désir est un abîme, et sa fin est forcément fatale.

Comme un avertissement énoncé la tête encore froide, Kill For Love s’ouvre par la reprise léthargique du « Hey Hey My My » de Neil Young, judicieusement rebaptisée « Into The Black ». Ce qui suit décrit effectivement la lente décomposition d’un album de pop, de ses débuts scintillants, fiers et pétaradants (« Kill For Love », « Back From The Grave », « The Page ») à sa conclusion liquéfiée dans les sables ambient de « No Escape ». Entre temps, les tempos se seront affaissés (le beat retardé de « At Your Door », les efforts de « The River » pour tenir debout), les mots se seront espacés (« Broken Mirrors », « Dust To Dust », « There’s Light Out On The Horizon »), la fatigue aura progressé (la veille hagarde et épique de « These Streets Will Never Look The Same », grand plat de résistance de l’album), le silence aura gagné du terrain. 

Ce qui frappe le plus sur Kill For Love, c’est la solitude fondamentale qui transpire de chacun de ses éléments. Même jouées ensemble, les parties d’un morceau tracent chacune leur route, droites, sans jamais se regarder dans les yeux. Toutes semblent avoir une existence séparée de l’autre, autonome. Elles donnent l’impression d’avoir commencé bien avant que le morceau n’existe, pour continuer bien après sa fin. Irrémédiablement reliés à un feeling « automobile », les morceaux de Kill For Love sont les intersections de ces lignes géométriques, de ces autoroutes sensuelles, et ne sortent du néant que pour mieux y retourner. Éphémères par nature, elles représentent, au propre comme au figuré, une rencontre : un impact, un amour, une étincelle. Sur Kill For Love, leur éclat semble systématiquement lesté du poids du regret, de la perte. Et pour cause : le temps qu’il nous parvienne, il n’existe déjà plus.

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