Chroniques

Kelis Food

On ne le dit presque jamais, mais dans la musique les meilleurs producteurs représentent une force créative majeure, parfois aussi importante que celle des musiciens. Ce sont eux qui définissent l’esthétique d’un album, et peuvent amener un groupe à travailler de nouvelles textures. Par le moindre de leur geste, ils peuvent changer l’idée que le public se fait d’un artiste. C’est ce qu’est parvenu à réaliser Dave Sitek, l’homme derrière TV On The Radio, mais aussi aux manettes d’albums des Yeah Yeahs Yeahs, Liars, Foals ou encore de la transformation musicale de Scarlett Johansson. Avec Food et avec Sitek dans le rôle du producteur, Kelis signe là son meilleur album depuis Tasty en 2003. Onze ans plus tard, «  » ou « », tout deux produits par The Neptunes, n’ont d’ailleurs pas pris une ride et semblent plus que jamais présents dans l’esprit de multiples jeunes pousses, AlunaGeorge en tête.

Plus qu’un simple album, Food est avant tout une renaissance pour l’ex de Nas, et pour cause : il fut un temps, pas si lointain, où citer Kelis en référence vous aurait valu l’opprobre de tout le Ghota de la musique. Petit rappel des faits : après avoir très tôt fréquenté les membres du Wu-Tang, miss Caloteira (son vrai nom) rencontre à 18 ans ceux qui forment alors le duo The Neptunes, Pharrell Williams et Chad Hugo. Convaincus que le R’n’b tient-là sa next big thing, les deux gus contactent Virgin et lui font signer un contrat. Suivront deux très bons albums de R’n’b : Kaleidoscope en 1999 et Tasty en 2003 – sans oublier Wanderland (2001), sur lequel figurent André 3000, Raphael Saadiq ou encore The Neptunes, mais au résultat plus agaçant et corseté.

Kelis est alors au sommet, mais va très vite déchanter. Dès 2006, à vrai dire : Kelis Was Here n’étant qu’une succession de titres plus décevants les uns que les autres. En 2010, avec Flesh Tone, l’américaine signait d’ailleurs, définitivement croyait-on, sa sortie du circuit « diva du R’n’b » en collaborant avec David Guetta, Benny Benassi, Will.I.Am ou encore Boys Noize (pas au mieux, pour le coup). Bref, depuis la deuxième moitié des années 2000, Kelis était devenue une sorte de vieil objet encombrant, une artiste qu’il valait mieux cacher avoir aimé – un peu comme Brandy ou Ashanti, pour prendre des exemples forcés.

Aujourd’hui, en revanche, il est de bon ton de mentionner l’originalité de ce Food qui, contrairement à ce que certains journaux ont prétendu ça et là, n’est pas un retour aux sources (du moins, pas à celles de Kelis), mais bien un nouveau départ, balayant désormais avec une certaine aisance les fondements de la black music : soul, funk, R’n’b. Tout ça à la fois ? Et plus encore. Dès les deux premiers titres, «  » et « Breakfast », Kelis donne ainsi à entendre de riches orchestrations, où se mêlent cuivres et cordes, énergie brute et atmosphère charnelle. Sans oublier une interprétation toute en finesse et en nuance qui lui permet de varier avec aisance les styles et les tons. La dame fait preuve d’une sobriété désarmante dans les morceaux les plus calmes (« Floyd », « Hooch », « Dreamer »…) et d’un dépouillement touchant sur certains titres à l’évidente efficacité mélodique (guitare acoustique sur « Bless The Telephone », quelques notes de piano langoureux dans « Biscuits ‘n’Gravy »).

En dépit de toutes les qualités du disque, on ressort un peu désappointé de l’écoute : chaque son, chaque virgule, chaque intonation semble avoir été soupesé, mesuré, si bien que l’auditeur ne semble jamais réellement désarçonné par un album au fond assez instruit. On est assez loin d’une tuerie minimaliste à la « Milkshake » ou même des explorations soniques des nouvelles pointes du R’n’b. À baptiser son album Food tout en lui collant des titres blindés de références culinaires mélangées à des considérations sexuelles, Kelis a créé une sorte d’équivalent musical du foodporn. Et c’est déjà pas mal.

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