Chroniques

Top albums 2013 #4 Kanye West

Sortir un grand disque et se prendre une bonne cuite sont deux choses infiniment liées. Après un album majeur, nombreux sont les artistes à fanfaronner sous l’ivresse des bonnes critiques, quitte à franchement déchanter le lendemain matin. Les yeux rouges et la bouche pateuse, ils embrayent alors bien souvent sur une bouillie sonore prémachée et franchement indigeste qui éclipse malheureusement le coup d’éclat de la veille. Quand ce n’est pas le cas, certains préfèrent se faire discrets quelque temps (My Bloody Valentine et MBV), d’autres finissent abrutis à vie (Dr.Dre et l’imaginaire Detox) ou clairement monomaniaques (Deerhunter et Monomania).

Un chef-d’oeuvre, Kanye West a eu la chance d’en signer un. C’était le 22 novembre 2010, il s’appelait My Beautiful Dark Twisted Fantasy. Déjà esquissé par le remarquable 808s & Heartbreak qui le précédait, ce disque dessinait avec panache et arrogance les contours du rap à venir, dressant un constat nouveau qui vaudrait pour les années futures : c’est en assumant ses ambitions les plus mainstream que le hip-hop serait désormais le plus créatif. Loin de toute street-credibility et conservatisme ghetto, le rap devint alors un objet pop par excellence, affirmant avec véhémence qu’il pouvait dévorer goulûment le public du rock, de l’électro et de la pop. Unanimement, la critique salua donc My Beautiful Dark Twisted Fantasy à la manière d’un Pet Sounds contemporain, encensant son audace orchestrale, la finesse de sa production ou encore son incroyable ouverture d’esprit. Kanye West avait de quoi attaquer 2011 avec sérénité : comme il aimait à le rappeler à tout le monde, il était le roi. Ivre de réussite, le rappeur se sentit alors pousser des ailes, il bazarda la cruche Amber Rose pour la cruche Kim Kardashian, la mit enceinte, sortit un album en duo avec Jay-Z, un autre avec la clique de son label G.O.O.D Music et de manière générale, fit tout son possible pour se faire appeler « Majesté ». Au moment de composer un nouvel album solo, la majesté en question avait donc de quoi revenir à la réalité la plus cinglante. D’autant plus que son arrogance démesurée donnait franchement envie de la voir ramasser sa cuite.

Yeezus, donc. Pour la modestie, on repassera. D’autant plus que le troisième morceau se nomme « I Am a God ». Rien que ça. Cela dit, il fallait bien être le Saint Patron pour réunir sans difficulté une telle myriade de producteurs : RZA, TNGHT, Daft Punk, Gesaffelstein, Young Chop, Hudson Mohawke et surtout le légendaire Rick Rubin qui, quoi qu’on en dise, est sûrement beaucoup plus looké Dieu que Kanye. De leur côté, les apôtres ont aussi répondu à l’appel du messie. Frank Ocean, Justin Vernon (Bon Iver), Chief Keef, Kid Cudi, King L ou Charlie Wilson, un étalage de noms bien trop exhaustif pour être honnête.

Mais lorsque résonnent les premières notes de Yeezus, on se retrouve effectivement dans la Bible. Livre de l’Apocalypse, chapitre 14, verset 2. « Un son venant du ciel, pareil au bruit de grandes eaux et à la voix d’un puissant tonnerre », c’est en substance ce qui électrocute tout le début de cet album taillé dans la foudre. Une ferveur de fin du monde qui culmine sur le fulgurant « I Am a God » aux allures de dies irae synthétique, de liturgie vengeresse lacérée de hurlements tranchants comme des tessons de bouteilles. Introduit par un sample prophétique du jamaïcain Capleton, le rappeur offre une performance sanguinaire et psychotique, tel un Alan Vega hip-hop ayant troqué le bandeau kamikaze pour la couronne d’épines.

Derrière ce son massif et mécanique qui se dégage de Yeezus, on découvre une influence nouvelle dans l’oeuvre de Kanye West : la musique industrielle. Car en refusant presque systématiquement les sons organiques au profit d’une esthétique martialement digitale, le rappeur-producteur infiltre les cathédrales bétonnées de Cabaret Voltaire ou Throbbing Gristle. Au lendemain des ornementations complexes de My Beautiful Dark Twisted Fantasy, ce disque semble donc incroyablement barbare, rêche et minimaliste, comme si le roi avait réaménagé son palais en bunker. La musique y est désarticulée comme jamais. Chaque titre semble être le résultat d’un mixe sauvage croisant plusieurs morceaux par des coupes brutales et inattendues. Il règne ici une atmosphère de guerre.

Il faut dire que les États-Unis ont vu récemment naître un impressionnant champ de bataille dans les rues de Chicago, la ville où a grandi Kanye West. En 2012, le taux d’homicide a augmenté de 38% dans l’ancienne capitale du blues. On y compte désormais plus de 600 gangs et pour apaiser les esprits n’a rien changé à la ronde des civières. Dans les rues, on parle désormais de « Chiraq » (si, si), contraction significative de « Chicago » et « Irak ». C’est dans ce climat d’extrême violence qu’est né le mouvement drill, qui tire son nom d’un mot d’argot local signifiant littéralement « répondre à ses agresseurs ». Impressionné par l’extraordinaire énergie se dégageant de cette scène sauvage, Kanye West s’est rapidement fait le parrain de ce nouveau rap, contribuant à mener les chantres de la drill music beaucoup plus loin que la simple portée de leurs flingues. Chief Keef et King L, les deux héros musicaux de cette guerre des tranchées signent donc des apparitions remarquées sur Yeezus tandis que le génial producteur local Young Chop est crédité sur deux titres de l’album.

En se faisant le relais de la scène de Chicago et en mettant en lumière la violence sociale qui déchire la ville, Kanye West prend alors un nouveau visage que les poses mégalo et avaient fini par cacher. On se remémore alors celui qui, au gala de soutien aux victimes de l’ouragan Katrina, déclarait en direct à la télévision : «  ». On se souvient de celui qui avait appelé au boycott de l’Arizona suite à une loi douteuse sur les contrôles d’identité. On se rappelle surtout du fils de Black Panther. Car bien qu’il soit devenu l’idole des visages pâles, Yeezy a bien l’intention de rappeler à tous qu’il n’est pas le que l’on pense. Sur le batailleur « New Slaves » produit par Daft Punk, il crache avec violence sur le consumérisme qui pousse les jeunes noirs à investir dans la panoplie du parfait gangster, remontant alors inconsciemment des chaînes d’acier aux chaînes en or. Si l’on peut gentiment sourire au regard du pedigree bling-bling du donneur de leçons, il n’empêche que la ferveur qu’il injecte dans des titres comme «  » donnerait effectivement l’impression que papa West a décidé de suivre les traces de grand-papa West. Sur « Blood On the Leaves », c’est d’ailleurs l’un des plus déchirants réquisitoires anti-racistes que convoque le rappeur. En samplant une interprétation de «  » par Nina Simone, il s’inscrit avec panache dans un héritage afro-américain ayant déjà rendu hommage à la chanson : Elle Fitzgerald, Carmen McRae, Diana Ross, Marcus Miller, Cassandra Wilson ou Dee Dee Bridgewater. Lui, Kanye Omari West, l’ado qui n’eut jamais ses examens à la fac de Chicago, celui qui faillit mourir pulvérisé dans un accident de voiture, est aujourd’hui accueilli au cœur du panthéon noir.

Le plus surprenant avec Yeezus est son incroyable habileté à mêler en une même rafale l’engagement politique et la spiritualité religieuse. À ce jeu, la Jamaïque a toujours été une championne toute catégorie. Depuis toujours, la musique de Kingston siège au carrefour de ces deux routes et chante sans distinction le prêche rasta et la revendication sociale. Rien de surprenant alors à ce que l’île Caribéenne tienne un rôle discret mais fondamental dans ce sixième album solo. Qu’on se rassure, Kanye West ne s’est pas laissé pousser la tignasse et Yeezus n’a rien à voir avec le reggae roots. C’est néanmoins le dancehall, son descendant le plus agressif, qui résonne ici à plein volume, faisant éclater son extraordinaire exubérance aux oreilles d’un monde qui se refuse souvent à l’entendre. « I Am a God » sample donc « Forward Inna Dem Clothes » de Capleton, « Send It Up » reprend un passage de «  » de Beenie Man, la superstar jamaïcaine Popcaan apparaît sur « Guilt Trip » via une boucle de son featuring avec Pusha-T («  ») et enfin le deejay Assassin place un bref couplet sur « I’m In It ». De même, la production générale de l’album renvoie elle aussi aux penchants actuels de l’île en imposant un son digital, froid et réduit au strict minimum. Si Kanye West ne va pas devenir Major Lazer et pour autant, il confirme cependant l’importance nouvelle que prend le dancehall dans le rap américain et la revalorisation progressive de cette culture fulgurante au sein de la musique populaire occidentale.

En allant à contre-courant de tout ce que défendait My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Kanye West signe un impressionnant disque de table rase, doublé d’une résurrection tonitruante. Le rappeur-producteur s’éloigne donc toujours plus du commun des mortels, quitte à aiguiser encore davantage l’agacement que suscite souvent son nom. Sur « Hold My Liquor », il se décrit comme étant « de retour de coma » et précise qu’il vient de se réveiller sur le canapé d’une inconnue. On l’imagine parfaitement reboutonner sa chemise et boire un rapide verre d’eau avant de retourner agiter les foules, tel Yahvé armé d’un vocodeur. À croire que Kanye West ne connaît pas la gueule de bois post-chef d’oeuvre. Et dans la nuit qui vient de tomber sur le rap américain, c’est avec le regard vide que la concurrence sonde l’obscurité en quête d’une réponse : y avait-il des alcootests à l’époque de l’Ancien Testament ?

Scroll to Top