Chroniques

Arcade Fire Reflektor

En 2013, ça veut dire quoi, être un grand groupe de rock ? Après plusieurs dizaines d’années qui ont vu émerger une cohorte d’albums plus ou moins culturellement significatifs, œuvres de personnages parfois fantastiques mais souvent grotesques, la grande machine à catharsis a fini par s’enrayer. Désormais, tout est pop et plus rien n’est populaire. Plus de grandes messes, ni d’événements rassembleurs. À chacun sa niche.

Quelles sont donc les possibilités, de nos jours, pour un groupe armé d’une « aura populaire » et de solides chiffres de ventes ? Entre la pop de stade façon Muse ou Coldplay, le rock à papa fatigué des Black Keys ou des Kings of Leon et les bandes de potes autrefois flamboyantes qui se reposent sur leurs lauriers tels les Strokes ou les Arctic Monkeys, on en serait presque à demander une diminution drastique de l’âge légal de départ à la retraite chez les porte-guitares.

Tout ça pour dire que, mine de rien, Arcade Fire a peut-être ouvert une nouvelle voie.

Après le Grammy Award empoché en 2010 grâce à The Suburbs, on aurait certainement pu imaginer Win Butler & Co s’installer confortablement dans le fauteuil du succès et dérouler les hits comme à l’usine. Ce serait méconnaître l’histoire et la dynamique du groupe. On aura beau penser ce qu’on veut d’eux, les canadiens sont peut-être les derniers à avoir foi en le pouvoir mystique et authentiquement fédérateur de la musique. « Authentiquement » est le mot le plus important ici : après tout, rien ne les empêchait d’aligner cyniquement quelques hymnes vaguement fédérateurs, histoire de toucher un public plus large, d’entrer en radio et de choper quelques synchros pub.

Mais Win Butler n’est pas du genre à choisir la facilité et Arcade Fire est un groupe laborieux qui n’a jamais cherché à se faire plaisir. Vous l’aurez compris, Reflektor est loin d’être un (double) album qui s’aborde l’air de rien. Au premier plan, il y a la collaboration entre le producteur James Murphy, ex-LCD Soundsystem et discophile, et le groupe le moins disco au monde, Arcade Fire. De ce mariage naît le premier tour de force de l’album : Murphy permet au groupe de se défaire de ses habits de prêcheur urbain à l’aide de synthés 80’s, de quelques grooves dub et d’instruments caribéens. Pour la première fois, Arcade Fire donne l’impression de ne pas porter le poids du monde sur ses épaules. Et autant dire que ça détend un poil l’atmosphère.

Cela dit, le propos toujours sérieux, sombre et grandiloquent d’Arcade Fire ne disparaît pas de l’équation. Il repose simplement sur des fondations nouvelles et plus légères. « Here Comes the Night Time » a beau démarrer dans une ambiance de carnaval, le texte n’est pas exactement feelgood : « Yeah, heaven’s a place and they know where it is/But you know where it is/It’s behind the gate they won’t let you in/And when they hear the beat coming from the street they lock the door ».

Le constat est le même lorsqu’on se penche sur « Reflektor », single où la patte de Murphy est omniprésente. S’il se montre d’abord dansant et accrocheur, le morceau dépeint surtout une relation amoureuse qui s’effrite du fait de l’omniprésence des écrans dans l’existence de ses protagonistes. Histoire d’enfoncer le clou, dans le clip, les membres du groupe portent des masques grossiers en papier-mâché qui représentent leur propre visage. Difficile aussi de ne pas voir dans le clip interactif de « Reflektor » une mise en abyme de nos plus bas instincts de technophiles. On va s’arrêter là, tant la chanson, son clip et sa promotion mériteraient un article à part entière.

Le tout devient carrément épique avec « Awful Sound (Oh Eurydice) » et « It’s Never Over (Oh Orpheus) », encore une romance, cette fois racontée à travers le prisme du mythe d’Orphée et d’Eurydice. Grand poète et musicien, dans la mythologie grecque, Orphée parvint à endormir l’effroyable Cerbère et à charmer Hadès, le maître des enfers. Il le convainc de laisser son épouse Eurydice, décédée lors de leur mariage, sortir des enfers. Hadès pose ses conditions : Orphée a interdiction de regarder Eurydice et de lui parler, sous peine de la voir disparaître pour l’éternité. Dans son dyptique, Arcade Fire revisite ce mythe et le transforme en une histoire d’amour contemporaine (« You came home from school/And knew you had to run/Please stop running now/Just let me be the one for you ») le tout avec, en prime, le plus beau refrain du disque pour « Awful Sound (Oh Eurydice) ». Le même procédé est utilisé sur « Joan of Arc », durant laquelle Butler et Chassagne semblent faire allusion à leur propre histoire d’amour (« You’re my Joan of Arc »). Mais lorsqu’ils chantent « First they love you/Then they kill you », on comprend qu’ils évoquent l’étiquette de « héros d’une génération » que les médias leur ont collé et qu’ils ont toujours rejetté. L’ambiguïté est certainement volontaire.

Résumons un peu l’affaire : nous sommes face à un double album qui s’étend sur près d’une heure et vingt minutes, compte le cameo d’une star planétaire et le concours d’un producteur génial mais encombrant, plusieurs références à la mythologie grecque, des touches de musique caribéenne et, enfin, une chanson qui s’appelle « Joan of Arc ». Vous avez dit touffu ?

Et pourtant, hormis l’outro « Supersymmetry » dont les onze minutes servent plus à appuyer le propos général qu’autre chose, l’ensemble est homogène. Et pas seulement grâce aux marottes sociétales de Butler & Co (la place de la technologie, l’adolescence, l’ambiguïté des relations amoureuses) qui sont une nouvelle fois de la partie. Il est l’oeuvre d’individus qui ont décidé de ne jamais fermer les yeux et qui ne se cachent pas derrière une quelconque forme d’ironie pour oublier de vivre. Vous aurez beau jouer devant 50.000 personnes et faire copain-copain avec David Bowie, la musique restera toujours une affaire d’êtres humains, une conversation entre un artiste et son auditeur. Et à ce petit jeu là, Arcade Fire sort toujours gagnant.

Nous parlions plus haut d’une « nouvelle voie ». Plutôt que de prendre son public par les sentiments et de faire montre de sa « conscience sociale » tout du long de cet album post-Grammy, Arcade Fire préfère jouer sur les symboles, les représentations et les codes pour aborder des thèmes universels. Reflektor est certes une œuvre de son temps, mais ses auteurs l’ont conçue avec des techniques classiques et largement abandonnées par les musiciens dits « pop ». Et c’est ce qui la place bien au-dessus de la mêlée. Qu’Arcade Fire puisse atteindre un tel niveau de popularité et conserver le même ethos, sans céder à la facilité, montre que depuis un demi-siècle, nous nous sommes sacrément plantés dans le choix de nos idoles.

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