Début septembre, dans Libération, le triumvirat Félix Marquardt, Mouloud Achour et Mokless signait une tribune pro-mondialisation et anti-gérontocratie intitulée : « Jeunes de France, votre salut est ailleurs : barrez-vous ! » Une tribune que Booba aurait pu cosigner, à condition que son titre soit légèrement pimpé : « Je ne m’sens pas chez moi, j’pense que c’est ça que vous recherchiez. » (« Tout c’que j’ai ») ou « Gros chèque malgré échec scolaire/Pour monter au 7e ciel, dois-je baiser une hôtesse de l’air ? Ou deux ? Ou trois ? » (« Caramel ») auraient fait l’affaire. Reste que Booba est plus pécheur que prêcheur, que son intérêt pour la France et son prochain est quelque peu limité, lui qui « encule l’État » « le cul à l’air dans un hamac ». Et surtout, le rappeur du 9-2 n’a pas attendu ce coup de gueule mondain pour prendre la tangente et s’acheter une baraque à Miami, en plein coeur de Little Haiti.
Futur, son sixième album solo, est d’ailleurs un pur produit du biotope Dixie, du sud des Etats-Unis. Le choix des deux invités de marque, 2Chainz (« C’est la vie ») et Rick Ross ( « 1.8.7 »), va dans ce sens. L’usage abondant de l’auto-tune (« Tombé pour elle », « Tout ce que j’ai », refrain de « Pirates ») renvoie à un autre rappeur originaire de Floride en la personne de T-Pain. L’ensemble, très cohérent, fusionne donc un fac-similé de Dirty South de bonne facture et un gangsta rap à la française. Les nappes de synthétiseurs se font tantôt futuristes -d’où le nom de l’album- (« Caramel », « C’est la vie »), tantôt étouffantes (« Kalash », « Pirates », « O.G »). Le flow est carabiné, impétueux, pue les hormones (« Kalash » et « Pirates » sont des modèles de violence gratuite). Il rappe comme une arsouille, à la schlague, encore plus agressif et dominateur qu’à l’accoutumée, réglant ses comptes avec des rappeurs fantômes ou les jaloux qui lui ont rayé une de ses bagnoles. Il tire à boulets rouges sur une concurrence sans nom, s’acharne sur un corps moribond qu’il a déjà tué cinq fois. Si Booba (tant qu’il ne fera pas appel à des producteurs américains ?) ne peut jouer dans la cour des grands ou des gros, celle de Rick Ross, il faudrait être sourd pour ne pas reconnaître qu’il possède plusieurs années d’avance sur la concurrence nationale. Tant au niveau des instrus que des textes, pourtant sacrément en deçà de ceux qu’on trouvait sur Lunatic, eux-mêmes inférieurs aux lyrics d’un album comme Ouest Side.
Car la faiblesse de Futur se trouve bien dans ses textes. Booba tire à la ligne, charrie des clichés qu’il évoque depuis dix ans mais, et c’est là que ça coince, avec une verve en panne. Les punchlines sont moins percutantes, ce qui rend ses serpents de mer ( biatchs, drogues, izi money, Ferrari Enzo) tout de suite moins passionnants. Ses marottes sont cuites et réchauffées depuis son deuxième album diront les contempteurs du bitume avec une plume. Pas faux sauf que jusqu’à Ouest Side, il était possible de lui pardonner certaines redites ou facilités tant il savait placer une virgule à l’endroit idoine, choisir un mot plutôt qu’un autre. Sur ses trois derniers albums, et ça saute aux yeux sur Futur, le lexique s’est appauvri, les « nique ta mère », pourtant jouissifs, faisant trop souvent office de rime fourre-tout. Quant à la qualité intrinsèque des rimes, Booba, qui aime raconter qu’il écrit ses textes sur son blackberry, ne s’est vraiment pas foulé. Sur le malgré tout entêtant « Tombé pour elle », « Tout ce que j’ai » et sur le deuxième couplet de « Maitre Yoda », Booba se contente exclusivement de rimes en « é » et l’opposition « je » contre « tu » est sa figure de style fétiche. Florilège : « Faire du blé, c’est ça qu’on fait », « Si l’rap est mort c’est qu’il a baltringué/J’sais même pas si j’suis fort mais j’sais qu’t’es grave flingué » ou encore « Y a que les vrais qui comptent/Les autres sont nuls à chier ». Mais tout n’est pas à jeter, on retrouve de-ci de-là des saillies qui font mouche : « T’as un portefeuille à damier mais t’as rien à damer », « Tu l’as dans ton pe-cli, je l’ai dans mon parking », « Baby, tu ressembles plus à Jennifer qu’à Lopez ». Le rap de Booba, c’est ça : une grosse gaudriole, une sorte de « Yo mama » efficace, réduit à « On t’nique ta mère et ta grand-mère ».
Il reste une dernière chose intéressante à noter concernant ses lyrics. Par deux fois, il fait référence à ses racines juives supposées que beaucoup de trolls idiots ou/et antisémites lui reprochent (un juif banquier, ok ; un juif rappeur, non !) : « Paraît qu’j’suis juif ?/J’t’enfonce une grosse bite Ashkénaze » et « On s’vengera comme victimes de l’esclavage et de la Shoah ». Malin, Booba renvoie ses détracteurs à leur propre xénophobie dans la première. Dans la seconde, il se pose à contre-courant des rappeurs qui, dans la veine de Dieudonné, jouent la carte de la concurrence victimaire. Une évolution par rapport à ce que lui même disait dans « Le météore » sur l’album Ouest Side : « L’esclavage ? Pire que la Shoah. »
Booba fait partie de la pop culture, ça y est. Le chemin a été long : au départ, même les radios spécialisées boudaient ses textes hostiles, son flow racailleux et malsain, ses beats lugubres. Skyrock, en la personne de Laurent Bouneau, appelait ça du « rap de village ». Pas de quoi démoraliser Booba qui, en 2002, sur Temps Mort, son premier album solo, prophétisait : « La France, c’est comme les States mais avec dix ans de retard au moins ». Le compte est bon : dix ans plus tard, Booba est consacré par le grand public comme le sont depuis belle lurette Rick Ross ou Lil Wayne aux Etats-Unis. Telle est la conséquence directe des années 2000 placées sous le signe du Dirty South : le rap est bel et bien devenu une musique pop et mainstream.