Chroniques

Alicia Keys Girl On Fire

On nous a vendu ce Girl On Fire comme l’album du renouveau, si bien qu’Alicia Keys va même jusqu’à chanter un « I’m not who I was before » dès « Brand New Me », la balade très intense qui suit directement le petit morceau intro. Comme un avertissement. Parce que vous voyez, Alicia a (entre autres) eu un gamin (le sobrement nommé Egypt, né en 2010) et qu’avoir un être humain à charge, au-delà de changer votre nature de cheveux et de vous laisser un paquet de vergetures, ça vous bouleverse une vie. Elle a récemment déclaré au magazine Billboard que cet album montre « [son] évolution en tant que vraie femme » (on pourrait discuter de la validité scientifique et philosophique de l’idée qu’il faut enfanter pour devenir une « vraie femme », mais nous ne sommes pas là pour ça).

Pour Alicia Keys, le changement c’est (censé être) maintenant. Et avec un titre, pour ce cinquième album, qui lance mille promesses : « Girl On Fire ». Une fille en feu. D’abord, le changement, comme elle le serine à longueur d’interview, s’envisage à travers le prisme de sa vie personnelle : un mariage et donc, un enfant, un nouveau manager, un nouveau label, la trentaine qui commence tout juste. Mais artistiquement, si être une « vraie femme » qui « s’affirme » et qui a « des choses à dire » a nécessairement besoin de s’adjoindre une armée de producteurs pour fabriquer un album, le concept passe tout de suite moins bien (on retrouve Emeli Sandé, Nicki Minaj, Salaam Remi, Jamie xx, Dr. Dre, son mari Swizz Beatz, Babyface, Bruno Mars et Frank Ocean). Comme pour enfoncer le clou, la chanson-titre est un morceau dans la veine de ce que les anglo-saxons appellent « empowerment », ce qui consiste en une espèce de révolution intérieure, mise en musique, qui appelle un changement radical (et qui est censé évoquer certaines barrières psychologiques universelles, ce qui a le double-avantage de ratisser large et de ramener la popstar au niveau de son public).

Le gimmick est résumé par les mots de Keys (elle utilise la troisième personne, encore une fois pour se mettre au niveau de l’auditeur) : « Everybody stands, as she goes by / Because they can see the flame that’s in her eyes / Watch her when she’s lighting up the night / Nobody knows that she’s a lonely girl / And it’s a lonely world ». Nicki Minaj vient faire du Nicki Minaj (poser son nom et prendre son chèque). De son côté, Alicia Keys délivre ses conseils fumeux de grande sœur qui a un bon paquet de chewing-gums collés sous la semelle. Comme Kitty Empire l’écrit, non sans humour, dans les colonnes numériques du , « ces morceaux qui parlent de ‘libération’ et de ‘trouver sa personnalité’ ne signifient pas que la chanteuse, après des années de servitude souriante, a émasculé ses maître et brûlé son studio d’enregistrement. […] Ça veut tout juste dire qu’elle a changé de styliste ». Dans le même ordre d’idée, voir le récent Lotus de Christina Aguilera, où le titre et la accentuent cette idée de « nouvelle ère ».

Côté chansons, évidemment, l’univers est très familier : la plupart d’entre elles tournent autour du piano et de la voix de Keys, mais comme Alicia Keys est une « vraie femme », l’heure n’est plus vraiment à la vulnérabilité. La fille qui lançait ce fantastique cri du cœur qu’était «  » est remisée au placard. Le beat militaire de « New Day », est ce qu’il y a de plus punchy ici, on croirait presque du Beyoncé, mais on devine déjà la grosse hésitation de ce disque : pousser les chansons le plus loin possible ou bien poser les choses ? La décision n’est jamais réellement prise, et comme le nouveau Rihanna sorti la semaine dernière, « faire différent » signifie surtout « faire un fourre-tout ». Et surtout, c’est frustrant de voir son talent destiné à produire toujours la même soul urbaine depuis cinq albums (d’où l’armée de producteurs et le besoin de vendre son idée du « changement »). Les seules miettes de ce renouveau se retrouvent dans les titres de certains morceaux (« Brand New Me », « New Day », « When It’s All Over », « 101 »), et surtout, on ne perçoit jamais dans Girl On Fire l’excitation procurée par un nouveau départ.

La soul électronique de « When It’s All Over », produit par Jamie XX, est ce qu’il y a de plus « novateur » ici mais l’impact est proche du néant. Même ambiance et même conclusion pour « Listen To Your Heart ». « That’s When I Knew » est une histoire racontée au passé par quelqu’un qui regarde en arrière sur sa relation (rencontre avec son mari, mariage, tout ceci est vraaaaaaiment passionnant) quand le constat apporté par « Tears Always Win » (Alicia, franchement, la rime « missing/kissing » devient insupportable) est réchauffé au possible (« on y peut rien, dès qu’on est triste, il faut pleurer »). Le meilleur morceau de l’album est probablement « Fire We Make », avec une Keys lascive et un souffle qui fait écho aux petites léchouilles de guitare de Gary Clark Jr. La présence libidineuse de Maxwell n’enlève rien à ce morceau très sexy.

On fronce un peu plus des sourcils sur « Not Even The King », où là, Keys (35 millions d’albums vendus) nous apprend que l’argent, eh bien ça ne sert à rien en fait (« Oh castles, some people so lonely, what good is a castle / Surrounded by people, but ain’t got a friend / That’s not on the payroll »). Surtout, il y a l’hypocrisie de l’emploi du « they » (eux) qui désigne les riches-qui-n’ont-que-l’argent, et du « we » (nous), qui inclut donc Keys au rang des gens dont la richesse n’est qu’intérieure. Difficile de rentrer dans le morceau ultra-consensuel qui, au-delà de ça, n’a pas grand chose à proposer. Pas mal d’images d’Épinal traversent le disque, sur les relations, les épreuves, les trucs de la vie quoi, et surtout l’idée qu’il faut persévérer pour arriver à ses fins.

Contenu lyrique et profondeur morale sont rarement au rendez-vous sur ce genre de pop. Mais si au moins Alicia Keys faisait rêver sur Girl On Fire : cet album est certes « plus personnel », « raconté à la première personne », mais les seules images qui surgissent, c’est Alicia Keys en survêtement en train de changer la couche de son fils ou de réchauffer une soupe Liebig à son mari (sérieusement, Keys nous présente son rejeton à la fin de « When It’s All Over », où il nous dit son nom, et tout. Trop chou ou trop relou ?).

Quand on sait que la dame a trouvé quelques notes qui ont repoussé les limites de la chair de poule («  ») et chanté sur ce qui reste comme l’un des morceaux définitifs de ces dix dernières années («  »), cette « Girl On Fire », on la trouve très polie, et l’album est celui de la trentenaire maquée et millionnaire qu’elle est devenue. Il n’est en tout cas pas le disque d’un vent nouveau, ou sinon celui d’une carrière en perte de vitesse.

Scroll to Top